I'm drunk. Probably. (Caïn Feigel)

Il paraît que j'ai pas le physique d'un prof. Plutôt celui d'un éternel étudiant en panne d'argent qui se ferait passer pour un prof.

Même si, tous les jours, je fais des efforts pour m'habiller « comme un homme », j'ai toujours l'air d'un bébé géant coincé dans ses fringues. Costume, cravate, je mets tout en œuvre pour avoir l'air sérieux mais il faut croire que ça ne marche pas. Parce que malgré mon 1m80, je ressemble à un gamin qui aurait piqué les fringues de son père. Du coup, je me laisse aller de temps en temps à porter des t-shirts et des jeans parce que faut pas déconner, j'ai que 25 ans.

Je crois que mon visage n'aide pas non plus. J'ai des yeux trop bleus pour être honnêtes, d'après mon père. Et des lèvres trop pleines pour ma machoire carrée qui me donnent un air de poupon sur un visage d'homme. Il y a quelque chose qui a mal tourné dans mon code génétique, parce qu'en plus de ça j'ai un trou dans le menton. Une faussette qui me le coupe en deux, ça me fait comme un cul au bout du visage et franchement, ça fait pas sérieux. Et mon front haut et plat, avec mes sourcils vraiment trop bas, je m'y habituerais jamais. On dirait que je suis inquiet, continuellement. Alors que franchement, c'est pas mon genre. Je préfère sourire, avec mes dents aussi blanches qu'un mur d'hôpital.

Non, j'ai pas l'air d'un prof. Mais j'ai pas l'air d'avoir 25 ans non plus. Du coup, ça s'annule ?

La probabilité que je me lève de ma chaise sans un mot et que je tourne le dos à cette dinde surmaquillée est proportionnelle au temps que je passe à l'écouter. Personne ne l'a forcée à venir, contrairement à moi. C'est pas elle qui est coincée là, à écouter 35 parents qui se voilent la face parler de 35 élèves tous plus abrutis les uns que les autres.

« Monsieur Feigel ? Vous m'écoutez ? »
Non, ma bonne dame, ça fait déjà trois bonnes heures que j'écoute plus personne. Je suis pas super patient comme type vous savez. J'ai du mal à tenir en place, surtout quand je suis forcé d'écouter quelque chose dont je me fous complètement. Je suis plutôt du genre à en faire qu'à ma tête. Sauf qu'en tant que professeur – stagiaire, le prof – je suis censé être à l'écoute, madame... quelque chose. J'ai oublié votre nom. Et celui de votre enfant. Je m'en fous un peu.

« Je vous entends, Madame... Madame. Je vous entends. Donc, Juliet... »
« Justine. »
« Justine, voilà. Donc, les notes de Justine sont en baisse, en philosophie. »
« Je suis tentée de croire que c'est parce que vous n'êtes pas un très bon professeur, monsieur Feigel ».

Ouch. Les mots, ça blesse ! Mais la dinde n'a pas tort. A la base je voulais pas être prof, moi. Je voulais être fauconnier. La nature c'est beaucoup mieux que les gens, surtout les adolescents teigneux en pleine crise parce que papa couche avec la meilleure copine de maman mais que maman prend trop de cachets pour en avoir quelque chose à faire. Du coup, c'est le morveux qui trinque. Pour tout vous dire, je suis devenu prof pour les vacances scolaires. Et parce que j'ai toujours rêvé de donner des notes. Mais la philosophie, c'est intéressant, quand on comprend.

«Oh vous savez madame, tout est relatif. Mes méthodes d'enseignement ne sont peut-être pas compatibles avec les méthodes d'apprentissage de votre fille, et j'en suis désolé ». C'est faux. Je ne suis jamais désolé, parce que ma mauvaise foi m'en empêche. J'ai tendance à remettre la faute sur les autres parce que je n'ai pas envie de m'expliquer, de justifer mes mots, mes choix, mes actions. Regard indigné de Madame Peu-importe auquel je répond par un sourire innocent et un petit coup d'oeil vers Juliet/Justine. Celle-ci ouvre enfin la bouche, dans un miaulement haut perché qu'elle essaie de faire passer pour une voix humaine.

« Même qu'une fois, vous m'avez dit « Ta gueule », je me souviens. »
En même temps si tu dis « même qu'une fois » à 15 ans, tu l'avais bien cherché, mon « ta gueule ». Mais soit. J'ai tendance à m'emporter assez rapidement et à ne pas réfléchir avant de parler. J'y peux rien, quand j'ai quelque chose à dire il faut que je le dise. Sinon ça me démange l'intérieur du cerveau et j'ai besoin de boire ou fumer pour effacer cette sensation. Mais je suis pas méchant, au fond. Juste extrêmement maladroit, de mauvaise foi, borderline alcoolique, irrespectueux, j'ai des problèmes avec l'autorité et j'aime le goût du cannabis. Il n'empêche que je reste un bon prof. Et même si en général je déteste les adolescents, il y en a toujours quelques uns que j'ai envie de prendre sous mon aile et d'aider.  Derrière une carapace d'abruti, je suis un gentil. J'aime aider les gens, au fond. Je suis généreux, prêt à tout donner pour une personne si elle me montre qu'elle en a vraiment besoin et envie. Je suis honnête, un peu trop apparemment. Et sans vouloir me vanter, je suis drôle. Bizarrement drôle, mais drôle quand même.

« Monsieur Feigel, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? »
« Ah, ça... Bon, je pourrais vous mentir et vous dire qu'il s'agit d'un malentendu. Mais je suis prof stagiaire dans ce lycée pourri, et je ne vais pas être titularisé. Mon contrat ne va pas être renouvelé non plus, il se termine la semaine prochaine. Qu'est-ce que j'ai à perdre ? J'ai bien dit « ta gueule » à votre fille et je le redirais parce que franchement, elle est insupportable. Mais maintenant que je vous vois, je comprends mieux. Donc ! Pour vous plaindre, le bureau du directeur est au fond du couloir. Si vous voulez bien m'excuser, je vais partir d'ici avant que d'autres parents arrivent ».

En me levant, je saisis quelques regards outrés de la part de mes collègues. Mais la moitié d'entre eux rêvent de faire comme moi : tout envoyer balader et recommencer dans un autre lycée, jusqu'à ce que je m'en fasse virer aussi. A moins que je m'améliore. Que je devienne sérieux, parce que j'aurais finalement trouvé un lycée qui me plait. Avec des élèves pas trop cons.

Mouais. C'est beau de rêver.

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