Count on me

Elena se relève d'un coup, d'un geste qui me fait sursauter, faisant danser ses boucles blondes et fluides.

Elle lance un « Aller ! Stand up ! » tonitruant en me présentant sa main, paume ouverte. Je l'attrape et me lève avec plaisir, ce ton enjoué annonçant le début d'un nouveau délire qui viendra s'ajouter à notre liste, déjà longue.

En me relevant, je remarque le sourire qui illumine le visage de ma cousine et je ne peux m'empêcher de l'imiter. Elle s'approche du bord du toit, je la suis et observe avec elle le soleil tombant sur la mer de Miami.

« C’est beau… Ça te donne pas envie d’aller attraper un petit bout de ciel pour le garder en souvenir ? »

Hein? Elle sort de ces trucs parfois! Je laisse échapper un rire, franc et sincère. Même si au fond je suis d'accord avec elle, c'est l'idée qu'Elena fasse de la philo qui me fait rire.

"T'es philosophe toi maintenant ? Tu me fais trop rire ! Mais ouais, j'vois c'que tu veux dire !"

Je la sens qui m'observe. Sans la prévenir, je la prend au niveau des genoux et en haut du buste, comme si elle était une princesse, ma princesse. Je la porte jusqu'à une plateforme surélevée pour la déposer dessus. Elle rit dans mes bras et je me mets à rire avec elle, sans réellement savoir pourquoi, juste pour lui signifier que je me sens bien, ici, avec elle. Du haut de son piédestal, elle est plus grande que moi. Elle en joue et ébouriffe mes cheveux blonds tout en demandant, d'un ton espiègle :

« Tu me rejoins là-haut ? Je t’invite sur ma plateforme ! Comme ça on sera les rois du monde et on pourra presque toucher le ciel ! »

J'attrape la main qu'elle a toujours dans mes cheveux, et l'utilise pour me tirer jusqu'à elle.

"Bien sûr que je te rejoins ! Mais je suis le roi tout seul ! Je partage pas mon ciel !"

En disant cela, je tente de la pousser hors de la plateforme, riant aux éclats. Elle s'agrippe à moi, je sens son souffle rieur dans mon cou. Elle s'est endurcie dis donc depuis qu'on est gamins. Ce genre de trucs était plus facile pour moi avant, avant ses cours de sport et ses footings réguliers. Elle se défend bien, mais, avec mon mètre 80 et mes bras que je garde musclés, elle n'a aucune chance. Je finis par la décoller du sol. Elle pousse un cri de surprise et je la dépose enfin sur le toit, hors de la plateforme.

La surplombant, je proclame :

"Voilà, je peux enfin régner tout seul !"

Mais j'ai à peine le temps de finir ma phrase que déjà je me retrouve au sol, poussé par Elena qui profite de l'occasion pour monter sur mon trône.

« Pas mal du tout, ça va ! »

Je referme mes yeux et pense à ma journée. Bon, elle a pas été géniale mais pas si terrible non plus ! Ok, elle a failli finir en baston en sortant des cours tout à l’heure juste pour une bousculade. Enfin évidemment je pars au quart de tour, provoque le mec deux fois plus vieux que moi et… si on avait pas été séparés, je sais pas où en serait en ce moment même. Mais sinon les cours ont pas été si horribles !

Je sais que Kyle ne me croit pas une seconde quand je lui dis que ma journée s’est bien passée mais c’est comme ça. C’est comme une convention, quand quelqu’un de demande si ça va, même si ça va pas du tout, tu dis ʺOui, très bienʺ, pour ne plus avoir à parler. C’est comme ça que ça marche, même si c’est très con.

Avec Kyle ont a pas besoin de ça pour se comprendre de toute façon. Je ne pense pas que ce soit utile de lui raconter l’accrochage de tout à l’heure, c’est pas bien grave et puis j’en ai quasiment tous les jours alors, un de plus, un de moins…

Mais je ne suis pas là pour ressasser ma journée, je suis là pour passer du temps avec mon petit cousin ! Enfin petit, petit… il fait deux têtes de plus que moi ! Il a toujours été plus grand et quand on était gamins, ça avait le don de m’énerver parce que c’est moi la plus vieille ! De quelques mois mais quand même ! Du coup c’est mon grand petit frère. J’ai toujours eu envie de le protéger et en même temps de lui faire prendre plus de risque. Contradictoire vous allez me dire ? Et bien oui ! Non pas que je veuille qu’il lui arrive quelque chose, mais juste pour le défier. C’est tout moi ça ! En même temps, si je n’avais pas poussé la porte ʺpseudo interditeʺ qui mène ici, nous ne pourrions pas profiter de ces moments tous les deux.

Kyle. Comment dire ce qu’il représente pour moi ? Plus qu’un cousin, c’est un ami sur qui je peux toujours compter, dans les bons comme les mauvais moments, à toute heure de la journée, c’est quelqu’un avec qui je peux déconner, à qui je peux tout dire, tout, même mes secrets les plus sombres, c’est aussi mon sauveur, celui qui m’a tiré d’embrouilles, de la déprime, de la drogue, mon grand frère qui veille sur moi et qui me protège, mon petit frère que je protège et sur qui je veille, une épaule pour me soutenir, des bras pour me réconforter, un esprit connecté au mien, avec qui je n’ai pas besoin de dire les mots tout fort pour qu’il les entende. Il est l’un et l’autre, et bien plus encore. Je le connais par cœur. Je saurais le décrire dans les moindres détails. Kyle.

Je vide mon esprit pour que les seules choses au monde qui existent encore soient la lumière du soleil, le vent sur ma peau et le souffle régulier de mon cousin. Nous restons ainsi encore un moment puis je sens son regard se poser sur moi. Même sans ouvrir les paupières je peux sentir ses iris dorés me fixer. J’ouvre les yeux pour, en effet, découvrir les siens m’observer. Je suis vraiment heureuse, loin du reste du monde. J’ai laissé la Elena que les autres connaissent derrière la lourde porte qui mène au toit et sans même m’en rendre compte, mes lèvres s’étirent en un vrai sourire, un vrai sourire qui veux dire que je suis heureuse, là, avec Kyle.

Je me redresse puis me lève et tends une main à mon cousin.

« Aller ! Stand up ! »

Il attrape ma main et je l’aide à se relever. Il me sourit, de son sourire magnifique qui en ferait tomber plus d’une. Je lui rends puis m’approche du bord du toit, m’arrêtant juste avant la corniche qui nous sépare du vide par dix petits centimètres. Je sais que Kyle m’a suivie, le sens la chaleur de son corps juste derrière moi. Je m’appuie contre lui. Il referme ses bras autour de moi. Je fixe le ciel qui s’est enflammé et la mer qui, dans le creux de ses vagues, lui vole des teintes rouge-feu scintillantes, qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues et viennent mourir avec les vagues, sur la plage de sable fin du lycée. Sans me retourner je murmure :

« C’est beau… Ça te donne pas envie d’aller attraper un petit bout de ciel pour le garder en souvenir ? »

Puis je bascule la tête en arrière, toujours dans les bras de mon cousin pour l’observer encore une fois. Dans la lumière du soleil couchant on dirait presque un ange déchu, irréel, qui risque de disparaître d’une seconde à l’autre. Cette vision m’arrache un nouveau sourire.

C’est là que je sens les bras de mon cousin me soulever et me porter comme si j’étais un bébé ou alors une princesse dans les films Disney. Je me mets à rire et passe une main derrière sa nuque pour ne pas tomber même si je sais qu’il me tient. Il me porte jusqu’à une espèce de plateforme surélevée dont je n’ai toujours pas compris l’utilité et me dépose dessus. Je me relève. Comme ça je suis plus grande que lui ! J’ébouriffe ses cheveux.

« Tu me rejoins là-haut ? Je t’invite sur ma plateforme ! Comme ça on sera les rois du monde et on pourra presque toucher le ciel ! »

Ma cousine ne prend même pas la peine de changer de position. Elle ouvre juste les yeux et me présente un sourire qu'elle veut sans doute radieux mais que je sens forcé. Il n'en n'ait pas moins magnifique, bien sûr, mais je connais Elena mieux que moi-même et je sais que, à en juger par sa petite mine, n'a pas passé une bonne journée du tout.

« Très bien, journée bof mais comme dab’ quoi. Et toi ? »

Je m'étonne toujours du talent qu'elle a à cacher la vérité. Je sais pertinemment que sa journée tirait plus vers la bonne grosse "sale journée" que vers la "journée bof", mais, comme toujours, je fais semblant de la croire.

Elena sait aussi bien que moi que je ne crois pas un mot de ce qu'elle me raconte, mais il s'agit d'une sorte de code implicite entre nous. Si ma cousine avait eu envie d'en parler, elle l'aurait fait, elle a assez confiance en moi pour ne pas se cacher et pour se livrer quand elle va vraiment mal. En tout cas j'ose l'espérer.
Ce soir, elle a simplement envie de penser à autre chose qu'au lycée, qu'au rôle qu'elle joue... et c'est pourquoi je n'insiste pas davantage.
Et puis je sais reconnaître quand elle a réellement besoin de dire ce qu'elle porte enfoui en elle, et ce soir, dans les derniers rayons du soleil et malgré sa mauvaise journée, elle rayonne et je ne voudrais brisé cet instant pour rien au monde.

"-Pas mal du tout, ça va !"

Je me contente de répondre à sa question, puis me tais et je la laisse refermer les yeux, toujours allongée sur mes genoux. Je reste là, à l'observer apprécier les derniers rayons de soleil qui lui éclaire le visage.

Ces moments avec elle sur le toit, rien que nous deux, je ne les échangerais pour rien au monde. Et je sais qu'elle non plus. Pour nous deux, ses moments sont un moment de détente, ils sont légers et nous permettent de nous échapper loin de notre réalité, mais peuvent aussi revêtir des aspects plus lourds, lorsque que, parfois, nous abordons les sujets qui fâchent, comme ma mère ou le passé d'Elena.
C'est lors de ces instants passés en tête à tête que nous nous retrouvons, que je retrouve ma petite Elena, celle que je connais depuis que nous sommes gamins, celle sans qui je ne serais certainement pas le même aujourd'hui.

Je ne serais pas comment décrire ce qui m'unit à Elena, un lien fraternel, une sorte de complicité unique. Cela ne veut pas dire que l'on ne s'engueule jamais. Il nous arrive de lever le ton, assez souvent même, mais c'est seulement parce que nous ne sommes pas toujours d'accord, disons que nos avis divergent souvent mais je ne laisserais jamais personne lui faire du mal.
Elle est à la fois ma petite et ma grande sœur, une épaule sur laquelle je pourrai toujours m'appuyer, la gardienne de mon secret.
Nous nous sommes construits ensemble, nous avons grandi ensemble, nos destins sont et resteront à jamais liés l'un à l'autre.

Je fixe mon regard sur elle et elle ouvre les yeux, comme si elle avait senti que je l'observais.

J’ai encore passé une sale journée. Étonnant non ? Enfin bon, je vais me rattraper ! Comme quasiment tous les soirs, j’ai rendez-vous avec mon cousin, Kyle, sur le toit de Wynwood. On se retrouve là parce qu’on sait qu’on sera tranquilles, juste lui et moi, tout seuls, loin de toutes nos emmerdes et des personnages qu’on s’est forgés chacun de notre côté.

Je dépose toutes mes affaires dans ma chambre, prends mon paquet de clope… puis le repose (il faut que j’arrête de me détruire les poumons !) et ressort direction le toit du bahut.

Je l’ai découvert assez vite. Je errais dans les couloirs, je crois que je m’étais perdue, et je suis tombée sur une grosse porte où il y avait marqué ʺaccès interdit à toute personne étrangère au service". Curieuse comme je suis, je n’ai pas pu m’empêcher d’ouvrir cette porte. Et puis comme dirais Kyle : « "interdit" est un mot que je ne connais pas » !

Donc j’ouvre cette porte qui pèse du plomb, comme je l’ai fait des milliers de fois, et monte quatre à quatre les marches des escaliers qui mènent au sommet du campus. En arrivant en haut des escaliers je ralenti. On sait jamais, si Kyle est déjà là, je doute qu’il apprécie entendre un éléphant débarquer ! Je pousse doucement la porte qui mène au toit, sors et la referme délicatement derrière moi, savourant la morsure du vent frais sur ma peau.

Mon cousin est déjà là, dos à moi, le regard perdu au loin. Je le reconnais bien là ! Dès qu’il peut s’échapper… Je reste là un moment, à l’observer.
Kyle est magnifique, on ne peut pas le nier. Toutes les filles lui tombent dans les bras et c’est compréhensible, même si je n’ai jamais trop aimé le voir traîner avec toutes ces putasses. Il est super bien foutu, grand et musclé. Ses cheveux blonds foncés ont la couleur des feuilles d’automne, tu sais, quand elles sont pas encore tombées mais juste jaunes dorées ? Il les coiffe en les décoiffant, je trouve ça trop mignon, ça me donne juste envie de passer ma main dedans pour les ébouriffer gentiment. Et puis ses yeux… Mon dieu ses yeux ! Ils sont dorés. Je crois pas qu’il y a une autre couleur pour les décrire. Comme deux petits soleils qui éclairent partout où ils se posent.
Enfin là pour l’instant ils sont tournés vers la ville qui s’active à nos pieds.

Je souris. Je m’avance sans bruit et m’assois juste à côté de lui, épaule contre épaule, sans rien dire pour ne pas le déranger.
Je fixe un point au loin. Le Soleil à bien entamé sa course vers l’horizon. Le ciel ne va pas tarder à se teinter de rose-orangé. Je crois que j’aime les coucher de soleil plus que tout. Quand le ciel prend cette couleur si particulière et si belle… Toute la ville devient rouge orange, la mer toute entière s’enflamme. C’est magnifique. J’adore y assister, presque tous les soirs, ici, avec Kyle.
Pour rien au monde je n’échangerais ces moments-là.

Le vent, qui a chassé tous les nuages, laissant un ciel dégagé, mord ma peau. Il fait pas chaud ! J’aurais dû prendre un sweat à capuche ! Je ne peux m’empêcher de frissonner. Je sens mon cousin enlever sa veste et me la poser sur les épaules. Je me tourne vers lui et lui souris. Ce sourire veux dire merci mais nous n’avons pas besoin de mots pour nous comprendre. J’enfile son teddy, quarante fois trop grand pour moi. J’adore quand Kyle me prête ses fringues, va savoir pourquoi mais j’adore porter des trucs qu’il a mis avant. Peut-être parce que j’ai l’impression d’avoir un peu de lui ?

Je laisse encore un peu mon regard se perdre sur l’horizon puis m’allonge, la tête posée sur ses genoux, comme j’ai l’habitude de faire. Je ferme les yeux. Je pourrais rester ainsi des heures entières, toute ma vie même. Je sens la chaleur rassurante de mon cousin contre moi. Il passe ses doigts dans mes cheveux, délicatement. Le temps semble s’être figé. Tout est réuni pour faire de ce moment un moment parfait.

Kyle finis par murmurer :

« Sinon toi ça va? »

Je rouvre les yeux sans pour autant changer de position et lui offre un sourire radieux :

« Très bien, journée bof mais comme dab’ quoi. Et toi ? »

Je plonge mes yeux dans les deux petites sphères dorées posées sur moi, protectrices.

En cette fin d'après-midi, j'attends Elena sur le toit du lycée.
C'est toujours ici que l'on se retrouve pour être seuls, dans un endroit calme.

C'est elle qui a découvert cet endroit, normalement interdit aux étudiants. Mais "interdit" est un mot qu'Elena ne connait pas, et cela ne l'a pas dérangée, lors de nos premières semaines au lycée, de pousser une porte lourde de plusieurs kilos sur laquelle il était écrit en énorme "accès interdit à toute personne étrangère au service", avant de gravir un escalier très étroit pour déboucher sur le point le plus haut du campus. J'avoue que la première fois qu'elle m'a emmené ici, je n'en menais pas large. Je suis moins téméraire que ce que je fais croire, et me retrouver dans un endroit interdit, à plusieurs mètres au dessus de la terre ferme ne me disait rien qui vaille.
Depuis, j'ai pris l'habitude d'enfreindre les règles et d'arpenter les sommets et ce point, près de la troisième cheminée sur la gauche, est devenu pour nous une sorte de quartier général. C'est là que l'on se retrouve tous les soirs ou presque, été comme hiver, quelque soit le temps pour passer un moment seul à seul.

Les hauteurs offrent comme une parenthèse. J'adore ce sentiment, celui que j'éprouve lorsque, assis sur le toit, je surplombe Miami. Je regarde passer les bus, les voitures, les gamins qui rentrent des cours et j'aime penser que eux ne savent pas que je suis là, au-dessus de leur tête, à les observer et que je partage avec eux quelques instants de leur vie.
Aujourd'hui, je suis arrivé en avance pour pouvoir profiter de quelques instants de solitude avant l'arrivée d'Elena.

Je ne l'entends pas arriver.
Elle n'interrompt pas le fil de mes rêveries et s'assoie à côté de moi. Elle tourne son regard dans la même direction que le mien et nous restons comme ça, assis en silence à regarder la vie qui continue son cours normal, quelques mètres en dessous de nous.

Bien que nous soyons en été, cette fin d'après-midi est fraîche et je sens ma cousine frissonner. Je retire ma veste et lui passe autour des épaules, elle se retourne alors vers moi et me souris, comme pour me remercier. Elle l'enfile et je la trouve singulièrement jolie, dans cette veste trop grande, ses cheveux blonds éclairés par la lumière tombante de ce début de soirée. Elle rayonne alors que ce ne fut pas toujours le cas et cette vision d'elle, épanouie et heureuse m'arrache un sourire.
Je l'aime plus que moi-même et ça me rendait littéralement malade de la voir se pourrir la santé en traînant avec des gens qui ne lui voulaient aucun bien. Aujourd'hui, elle semble apaisée et j'aime penser que je n'y suis pas pour rien.

En la voyant comme ça, radieuse, presque souriante, dans son teddy boy trop large d'au moins trois tailles, je me dis que si elle n'était pas ma cousine je serais fou d'elle et cette pensée me fais rire.

Je suis assis en tailleur et Elena s'allonge, la tête posée sur mes genoux. Ses cheveux blonds s'étalent sur mes jambes croisées et je commence à passer ma main dans ses légères boucles de blé, en repensant au nombre de fois où nous nous sommes retrouvés ici, dans cette position. Je finis par briser le silence qui nous entoure.
"Sinon toi ça va?"