[Terminé] T'es là toi aussi ? [Kevin]

T'es là toi aussi ?

Les deux garçons discutaient de tout et de rien mais n’étaient pas encore à un stade où il n’y avait aucune gêne. Surtout après autant de temps sans se voir, et tous les changements que leurs vies respectives avaient pu leur apporter, ils devaient réapprendre à se connaître. Pour ça, aborder des sujets parfois délicats, même s’ils n’auraient pas dû l’être. Ainsi, Kevin ne fit aucune remarque quant au « copain » d’Ilyès, même s’il ne pouvait pas ne pas avoir remarqué qu’il n’avait pas utilisé le féminin. Le New-Yorkais passe vite fait à un autre sujet et ils parlèrent de confréries et de sport. D’ailleurs, Ilyès connaissait très peu les Nu Zeta mais ça ne l’empêchait pas d’avoir des idées reçues à ce sujet, qu’il confia à son camarade.

-Bah oui,  l'herbe c'est précieux, faut la protéger. Tu fais un tas de sport, j'ai fait un peu de boxe aussi mais j'ai vite arrêté. C'est chiant de porter des gants quand on veut frapper quelqu'un autant le faire avec ses poings puis il y'a trop de règles.

Ilyès lui sourit. Il comprenait très bien. Lui, ce n’était pas le sport en lui-même qui l’intéressait, mais bien les « bases » qui lui permettraient sans doute de se défendre un peu mieux en cas d’agression. Avec un peu de chance, un coup bien porté lui donnerait le temps suffisant pour s’enfuir sans demander son reste, il n’était pas un bagarreur dans l’âme.
Bien vite, Kevin se souvint de « l’erreur » commise en parlant des amours, et Ilyès lui confirma bien qu’il ne s’était pas trompé, qu’il sortait bien avec un autre jeune homme, et non une jolie plante répondant à l’appellation de demoiselle. Il avait peur de la réaction de Kevin, mais il lui avoua quand même tout ce qui lui passait par la tête. Pour le moment, il ne l’avait pas coupé, il semblait juste surpris. Surtout que la manie du jeune homme de beaucoup parler ne l’aidait sans doute pas énormément. D’ailleurs, l’asiatique finit par éclater de rire.

-Tu t'enfonces en effet. Tu sais je peux comprendre que tu me trouves charmant, tu n'es pas le premier...  ni le dernier à me faire des propositions mais désolé de te décevoir, je suis  100% hétéro.

La plaisanterie était plutôt bon signe, non ? La plupart du temps, à ce moment-là de l’histoire, les homophobes avaient déjà le visage déformé par la rage, les poings serrés et les phalanges blanches. Ne manquait plus que l’écume au coin des lèvres pour compléter le tableau. Sauf que Kevin ne ressemblait pas du tout à ça. Ni dans ses gestes, ni dans ses paroles.

-Enfin, j'ai toujours voulu savoir ce que ça faisait de coucher avec un homme, c'est une des expériences sur ma liste des choses à faire avant de crever.

Ilyès n’allait pas parler de sa vie sexuelle maintenant, mais il comprenait que ça pouvait être une expérience à faire pour certains. Après tout, tant qu’on n’avait pas essayé, comment pouvait-on savoir que ce n’était pas pour nous ? Lui-même, avant Joe, n’aurait jamais pensé aimer un gars. Et avant Dexter, il n’aurait jamais eu la confirmation qu’il était gay. Il y avait des choses qui ne s’expliquaient pas, il fallait juste essayer pour savoir. Cependant, Ilyès n’était pas convaincu qu’il était totalement hors de danger pour autant. Toujours gêné, il continua son flot de paroles, à la limite du ridicule. Il eut droit à un sourire et une tape sur l’épaule, plutôt réconfortants.

-Je m'en contre balance, tu fais ce que tu veux de ta vie sexuelle.  Sacré Ilyès, t'en as d'autres des surprises de ce genre? T'en as pris conscience comment? Je le suis peut être aussi en faite.

Ouf, il pouvait respirer. En plus de le prendre bien, Kevin riait et lui posait des questions, parce qu’il aurait très bien pu aussi juste changer de sujet, pour éviter d’en entendre parler. Certains se disaient tolérants et finalement, ne l’étaient pas vraiment. Avec un peu plus d’assurance, le jeune brun lui répondit.

- Désolé pour les surprises, je crois que j’ai tout sorti de mon grand chapeau ! Il fit une petite pause, réfléchissant à ce qu’il pouvait dire ou non. De toute façon, Joe était parti, alors il s’en fichait que ça se sache qu’il soit sorti avec lui, non ? Surtout que Kevin ne savait pas qui il était, vu qu’il était retourné à New-York depuis plusieurs mois maintenant. En arrivant ici, je me suis lié d’amitié avec un mec de la confrérie, on est devenu meilleurs amis, et puis amoureux. Ça a pas été facile, surtout pour lui, mais moi j’ai aucun problème avec ça. Et puis il est parti, mais je me suis rendu compte, avec Dexter, que j’étais vraiment gay.

Il n’avait pas peur des mots, et ça ne le dérangeait pas d’employer celui-là. Tant que ça ne sonnait pas comme une insulte à ses oreilles !

-Il y a des gens qui cherchent la merde parce que t'aimes les hommes? C'est qui ces hommes de Neandertal? Moi qui pensais que l'Amérique était un pays ouvert d'esprit et civilisé.

- Ouais, j’ai eu quelques problèmes. Un jour, j’étais en béquilles et certains en ont profité. J’ai eu des bleus pendant des semaines.

Il fit une grimace, se remémorant la rue sombre et déserte, jusqu’à l’arrivée des types. Combien étaient-ils déjà ? Quatre ? Cinq ? Heureusement, Joaquin était arrivé et l’avait emmené chez lui. Cette soirée avait d’ailleurs marqué le début de leur relation.

- Et malheureusement, je crois que sport ne rime pas toujours avec intelligence. Je me méfie de certains mecs à la confrérie, même s’ils m’ont encore rien fait, eux. D’où la boxe en fait.

Il sourit timidement, il ne voulait pas paraître pour un lâche ou un peureux, même s’il savait qu’il n’était sans doute pas aussi « courageux » que beaucoup de ses camarades. Les choses étant maintenant claires entre eux deux, Ilyès sentait un poids disparaitre de ses épaules. Le portable de son ami vibra et son attention se porta sur le petit appareil quelques secondes. Il vit alors l’heure et se leva précipitamment.

-Putain!!! Mon père va me tuer!!

Hein ? Ilyès le regarda, étonné, prêt à poser une -tonne de- questions, mais Kevin y répondit avant même qu’il ouvre la bouche.

-Mon père m'a donné un couvre feu enfin il me l'a pas dit clairement mais si je rentre plus tard, il me pose des dizaines de questions sur où j'étais, ce que je faisais, avec qui, pourquoi, comment. Pire que l'interrogatoire que les flics m'ont fait subir. Et pourtant, c'était une torture pas physique mais psychologique, il  y a tellement de moyen pour détruire quelqu'un. Bref, il va encore me briser les couilles .... je vais devoir rentrer.

Il comprenait très bien. Bon, lui, il avait son appartement, ses parents étaient à New-York, il faisait ce qu’il voulait quand il le voulait. C’était la liberté totale. D’ailleurs, il aurait détesté avoir encore des contraintes. Kevin soupira.

-J'espère qu'on aura l’occasion de se revoir, ravi de t'avoir percuté!

- Ravi de t’avoir revu aussi. Si t’as un problème à l’école, tu sais que tu peux me trouver !

Ils sortirent du parc, il était aussi l’heure pour le jeune brun de rentrer. Il commençait à être fatigué, même si c’était les vacances, il n’était pas du genre à se coucher au milieu de la nuit. Déjà, sortir et boire un verre dans un bar, c’était exceptionnel chez lui. Ils finirent par se séparer, un fois arrivés en ville, et ils se firent un signe de main en guise d’au revoir. Ilyès traina un peu encore dans les rues, le cœur léger. Il avait toujours cette envie de crier au monde entier qu’il était heureux, mais il se retint. Son appartement n’était pas très loin, personne ne l’attendait, il n’avait pas besoin de se dépêcher. Il entra dans l’immeuble en silence, se rendit au bon étage et ouvrit la porte. La douce chaleur de son home sweet home l’enveloppa, même s’il ne faisait pas réellement froid dehors. Il avait passé une bonne soirée, comme ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

T'es là toi aussi ?

Comme beaucoup de jeunes qui se revoient après un long temps, Kevin et Ilyès durent résumer en quelques phrases ce qu’il s’était passé dans leurs vies depuis plusieurs années. Tâche pas toujours évidente, car il faut trouver un juste milieu entre tout dire et tout cacher. Surtout que les événements marquants dépendent largement des personnes et qu’il n’y a pas de cas général. D’où parfois les quiproquos du genre « pourquoi tu m’as pas dit ça ? » auxquels on répond « bah, j’y ai pas pensé » bien qu’un « visiblement, c’était moins marquant que ça l’est pour toi » fonctionnerait bien mieux. Et puis, il y avait aussi les événements tristes, qu’on ne doit pas raconter dans le but de mettre l’autre mal à l’aise, mais qu’il ne faut pas laisser de côté parce que ce sont ceux dont on se souvient le plus. Heureusement pour eux, les deux garçons s’en sortirent à la perfection, ou presque car la perfection n’existe pas. Cependant, ils en étaient encore aux questions plutôt classiques, ne pouvant rattraper des années de néant en un claquement de doigt et discuter comme s’ils se voyaient tous les jours. Ilyès apprit notamment que Kevin avait des relations compliquées avec son paternel. Il ne le comprenait que trop bien, pas proche du sien pour un sous, pas proche de sa mère non plus remarque. Depuis quelques temps, il se surprenait à penser ses parents comme des statues de marbres. A vous regarder d’un air froid, fixant leurs yeux vides sur vous, n’étant jamais là pour vous au final. Devant incarner la perfection, devant être exposé dans un musée. Mais quand vous vous approchez et que vous regardez de plus près, vous remarquez que les deux orbites n’ont pas exactement la même taille, que le marbre est craquelé à certains endroit, que les statues ne sont pas aussi superbes que tout le monde pense une fois qu’on les connait un peu mieux. Et autant dire que les musée, ce n’était pas pour Ilyès.  
Le jeune homme appris tout un tas de choses qu’il classa dans sa tête, pas par curiosité malsaine ou dans l’optique d’utiliser ces informations à des fins négatives, mais plutôt parce que c’est bien de connaître un peu ceux qui vous entoure, notamment quand vous vous entendez bien avec eux. Il répondit également aux questions qui lui étaient posées, sans problème, il aimait bien parler de toute façon. S’il pouvait aider, il le faisait volontiers. Souvent, il se disait qu’il faisait ça pour se racheter. Toute son enfance, il avait été égoïste, profitant de la situation de ses parents, même s’il n’avait fait que naître dans la bonne famille pour avoir tout ça. Il n’avait pensé qu’à lui et sa meilleure amie, se fichant des autres. Et puis, il y avait eu ce soir, où il avait senti que quelque chose allait se passer, où il avait, pour la première fois de sa vie, tenté d’aider. Sauf que ça n’avait pas fonctionné, il avait échoué, et Ely était morte à cause de lui. C’était sans doute pour ça que maintenant, il voulait aider tous ceux qu’il pouvait, comme si ça pouvait effacer son premier échec. Mais ça n’était pas comme ça que ça marchait, Eléonore ne reviendrait jamais, même s’il venait en aide à la planète entière. En attendant, il vivait dans une nouvelle optique, heureux de pouvoir distribuer un peu de bonheur, celui qu’il avait si farouchement gardé pendant les premières années de son existence. Combien de temps ce manège allait-il durer ? Il n’en savait rien. Toujours est-ce, revenons un peu à nos moutons, qu’il était là en train de discuter avec Kevin sur l’école en elle-même. Ilyès n’avait rien de spécial à dire dessus, puisque de toute façon, les cours n’étaient pas son point fort. Il n’était pas le seul visiblement.

-A ce point, même moi le cancre du fond de la classe, les profs savaient à quoi je ressemblais juste, il m'ignorait, c'était plus pratique que de se prendre la tête avec un mauvais élève.

Le silence s’installa tandis que le jeune homme pensait, réfléchissait. Il n’était pas foncièrement mauvais élève, il avait juste été distrait, occupé ailleurs. Cependant, il était décidé à se reprendre en main cette année, même si ça allait lui demander de gros efforts, il le savait. Il pouvait toujours compter sur son entourage, il n’était pas seul, et avec la volonté de son côté, ça ne serait pas trop difficile de réussir une année qu’il avait déjà faite, même s’il ne l’avait pas eue. Après cette petite gêne, Kevin en amena une autre, même si ça n’était pas volontaire. Etant homosexuel et vivant souvent dans l’esprit que beaucoup allait le rejeter à cause de ça, Ilyès était un peu méfiant quand il devait parler de sa vie sentimentale. Il assumait totalement, ce n’était pas lui le problème. C’était les autres. Cependant, il ne chercha pas à éviter de répondre, il fut sincère. Sa technique à lui, c’était dire, puis détourner l’attention. Comme ça, on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas avoir répondu. Il taquina un peu le garçon en face de lui, étonné de le voir célibataire. Certains ont ce petit quelque chose de spécial et Ilyès le voyait mal seul, parce qu’il devait attirer les filles, bien qu’il ne voyait pas du tout Kevin comme un Pi Sigma par exemple.

-Ah mais oui, je veux bien une demoiselle pour réchauffer mon lit mais pas à avoir 24 H sur mon dos. Et puis, entre nous les meufs sont d'un lourd... il y en a pas beaucoup qui valent le détour.  On dirait qu'elles sont venues au monde pour nous briser les couilles. Perso, je pense qu'il vaut mieux les contempler de loin comme le soleil, de trop près, à l'image d'Icare on s'y brûle les ailes.

Ilyès ne dit rien non plus à ce sujet. Personnellement, il ne courait plus après les filles non plus, elles n’étaient pas faites pour lui, bien qu’il n’ait pas une vision aussi tranchée d’elles que son camarade. Très vite, il continua dans sa technique. D’abord glisser le sujet sur l’autre, puis, changer de sujet. Subtil quand c’est bien fait, mais il était loin d’être quelqu’un de subtil, et il le savait. Cependant, ce fut avec surprise que Kevin répondit à sa question et qu’il ne réagit apparemment pas à son homosexualité avouée.  Quoi ? Sa tentative venait de réussir ? Il en était le premier étonné, mais il n’allait pas s’en plaindre. Il apprit donc que son frère de confrérie avait une chambre, pour fuir son géniteur. Il le comprenait tout à fait, une fois encore. Sauf que lui, il avait aussi fui ses camarades Rho Kappa en prenant un appartement en ville. Plusieurs fois il s’était dit que c’était une erreur, et finalement, il ne regrettait pas. Être réveillé tôt le matin par des imbéciles du genre de Trevor, très peu pour lui, surtout sous prétexte qu’il était plus haut classé dans une hiérarchie inventée par les sportifs. Non, il était tranquille chez lui et il ne devait suivre que ses propres règles, ce qui lui allait très bien d’ailleurs. Kevin, plutôt docile, répondit à une énième question. Il en fallait de la patience pour supporter Ilyès !

- Les Nu Zeta c'est les écolos non? Leur vie doit pas être passionnante à l'image de leur confrérie. Athlétisme et plus particulièrement saut en hauteur. Et toi?

- Ouais, les écolos. Si tu veux mon avis, ils sont plus souvent shootés que militants pour la cause des baleines. Bon, c’est que mon point de vue après tout, t’es pas obligé de me croire. Sinon, je fais de la course, comme beaucoup, et du tennis principalement. J’avoue bien aimer aller faire un panier ou deux de temps en temps, et je me suis mis à la boxe depuis … que je me fais tabasser parce que je suis une sale pédale … quelques temps.

Et voilà que la conversation revenait là-dessus. Le pire était que ça le mettait mal à l’aise, alors que ça n’aurait pas dû. Il n’avait pas honte d’aimer les hommes. Mais le fait que Kevin ne soit si un total inconnu, ni un super ami ne l’aidait pas vraiment. D’ailleurs, le jeune asiatique en profita pour faire une remarque à l’occidental.

-Mais tout à l'heure, tu voulais pas plutôt dire "Ta copine "? Non parce'que tu as dit "copain".

Bon, OK, il avait foiré sa tentative pour que ça passe inaperçu. Kevin était un poisson qui ne voulait pas se laisser noyer. Maintenant, c’était à Ilyès de plonger dans l’eau et se sentir ses poumons crier en quête d’air. A espérer qu’il ne reste pas simplement au fond.

- Euh … non, je voulais bien dire copain. J’ai aimé les femmes mais ça n’est plus d’actualité. J’aime les hommes. Comme toi. Ilyès se ressaisit vite, en pensant à la situation gênante. Mais je te rassure, j’ai un copain, à qui je tiens vraiment beaucoup. Je t’ai pas amené ici pour te sauter dessus, tu m’intéresse pas. Enfin, je veux pas dire que t’es pas intéressant hein, mais je suis heureux en couple et j’ai pas besoin de quelqu’un d’autre. Ça veut pas dire non plus que si je voulais quelqu’un d’autre je te choisirais mais … Il fait une petite grimace résignée. Je m’enfonce là, pas vrai ?

Tout ça sans respirer, évidemment. Il se donna une claque mentale, à défaut de pouvoir se taper la tête contre la main sans passer pour un demeuré. Parfois, il se détestait. Heureusement, ce n’était que très rarement.

- Mais si ça te gêne, je peux m’en aller tu sais, et te laisser tranquille après. J’ai déjà eu quelques problèmes, même avec des membres de la confrérie, alors je préfère ne pas recommencer. Dis-moi juste tout de suite, que je commence à courir …

Si on devait noter chaque stupidité que ce type dit au cours de sa vie, on pourrait en faire des tomes et des tomes. Limite on pouvait le voir mettre ses bras devant son visage d’ange pour se protéger. Pas sûr que parler comme il le faisait était une technique de survie très efficace, mais ça faisait longtemps qu’on savait qu’Ilyès n’était pas opérationnel sur les techniques de survie. Visiblement, il n’était pas très doué en communication non plus, lui qui aimait pourtant la compagnie des autres. Il n’osa rien dire de plus à Kevin, plus de questions, plus une parole. Juste l’attente de savoir s’il allait recevoir des coups ou non, même s’il avait plutôt confiance en son camarade.

T'es là toi aussi ?

Kevin suivit Ilyès sans rien dire, toute confiance en lui. Même s’ils se connaissaient déjà, c’était assez étonnant. Mais bon, Ilyès n’avait aucune intention de lui faire du mal ou de l’attirer dans un quelconque piège. Il était sûr de lui et s’engouffrait dans les petites rues avec assurance, sachant où ses pas devaient et allaient les mener. Son camarade ne disait pas un mot mais il se demandait quand même où il l’amenait comme ça. Ils ne mirent pas très longtemps à se trouver devant la grille, qu’Ilyès ouvrit dans un petit grincement presque sinistre.
Derrière se cachait un petit jardin d’Eden, à l’abri de la ville. Le jeune brun était habitué aux grandes villes et il ne les détestait pas, se trouvant dans son élément étant donné qu’il ne connaissait que ça. Mais il devait avouer qu’un petit changement de temps en temps, ça faisait du bien, comme les vacances dans le Vermont avec Dexter. Loin, perdus, isolés, temporairement.

-Je savais même pas que ce parc existait. Niveau tranquillité c'est parfait, on peut même faire des parties de jambes en l'air sans être dérangé! C'est sympa ici, je reviendrais à l’occasion.

Ilyès sourit, bien que légèrement gêné par la remarque sur les parties de jambes en l’air. Si Kevin avait su qu’il était gay, ça aurait presque sonné comme une proposition. Heureusement que le Rho Kappa n’était pas un violeur en série … D’ailleurs, il se décida à répondre à la question posée plus tôt, devant les bars de Miami. Il commença par les études, parce que même si c’était le motif « officiel » de sa venue ici, c’était le truc le moins intéressant. Il demanda à Kevin s’il connaissait Wynwood, on ne savait jamais.

-Bien sûr, je vais étudier là-bas à la rentrée.

Ilyès ne savait pas trop si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle, même si il doutait que ça soit négatif. Il ne savait pas encore trop comment ça allait se passer avec son camarade, il préférait attendre un peu plutôt que de se faire une fausse joie. Il se contenta de sourire, encore une fois, ce qui contrastait beaucoup avec ce qu’il annonça par la suite. La mort de sa meilleure amie, mise sur le tapis de but en blanc. Ce qui ne le dérangeait pas, mais qui avait tendance à faire tomber un silence de mort. Glacial comme le marbre d’une tombe par une nuit d’hiver à -20°C. Kevin n’échappa pas à ça, ne prononçant qu’un petit « ah » de surprise, ne sachant pas quoi faire d’autre, ce qui se comprenait. Ilyès continua donc sur sa lancée, ayant presque terminé sur « l’essentiel », précisant bien qu’il n’était plus tout à fait le même depuis ces années. Son ami acquiesça et lui sourit aussi tandis qu’il continuait encore dans son bavardage inutile. Il ne s’attendait certainement pas non plus à ce que Kevin allait lui révéler.

-Moi? On m'a viré de mon ancien lycée à cause d'une bagarre qui s'est très mal terminée.... un mec dans le coma, il  ya de ça environ 2 ans.

A ce moment, il fixa le second garçon dans les yeux. Cela ne le mit pas du tout mal à l’aise. Chacun avait son passé, plus ou moins chaotique, et il y avait une raison à tout.

- Oui, moi aussi j'ai changé Ilyès, je suis devenu quelqu'un de peu fréquentable.  Mon père pour me punir m'a renvoyé au Japon pendant 1 an  et je suis de retour depuis peu en Amérique. J'ai dû changer de lycée et retaper mon année.

Et pourtant, Ilyès n’avait pas du tout l’impression de se retrouver face à quelqu’un de « peu fréquentable ». Ce n’était qu’une impression, c’est vrai, mais c’était quand même important. Kevin n’était sans doute pas un élève ni un citoyen parfait, mais il était loin d’être un criminel de haut rang. Tout le monde fait des erreurs de jeunesses, les siennes étaient juste plus importantes que celles des autres, rien de plus compliqué. Quelque chose se passait dans ses yeux, d’indéfinissable, et il finit par se lever.

-Ma vie a été un gros foutoir et j'ai pas été en très grand accord avec mes géniteurs aussi. Concernant ton amie, toutes mes condoléances. Je ne peux pas comprendre ce que ça fait.

- Tu sais, le foutoir, c’est un peu partout. Yen a qui cachent mieux que d’autres. Je pense pas que ça fasse de toi une bête noire pour autant.

Il s’installa de nouveau et reparti sur un sujet plus léger, à savoir la confrérie du jeune homme. Rho Kappa. Le hasard avait voulu qu’ils tombent ensemble.

- Les sportifs ? Rho Kappa, ma seconde famille parait-il ! Il rit légèrement avant de reprendre. Ça me fera 20 ans en janvier et toi ?

-Donc si j'ai bien compris, tu as déjà fait 1 an à Miami? T'as des trucs à me dire sur ce lycée? C'est un lycée moisi ou ça peut aller?  Il y a une caractéristique particulière... genre... hum... genre les profs sont tous des vieux cons?

- Ça fera un an en février. Sinon, rien de particulier, comme une école quoi. À vrai dire, j’ai passé plus de temps à sécher les cours qu’à faire attention aux profs, à part peut-être un prof d’histoire un peu bizarre qui m’a collé à plusieurs reprises. Il voulait voir à quoi je ressemblais je crois !

Le silence s’installa et Kevin eut la très bonne idée de poser d’autres questions. Sur les milliers de possibilités qui se dressaient devant lui, comme « est-ce que tu aimes prendre en photo un éléphant rose à pois verts ? » ou « qu’est-ce que tu penses des chauves-souris enragées ? », il a fallu qu’il choisisse sa vie sentimentale.

-Sinon, tu es célib' ou en couple? Moi, je suis libre comme l'air et c'est très bien ainsi!

Vérité, mensonge ou omission ? Ilyès ne savait pas trop sur quel pied danser, craignant de tomber sur un homophobe de première classe. Mais après tout, il n’aimait pas se cacher, il ne comprenait pas la nécessité de le faire. Il savait que ça pouvait attirer des ennuis, il en avait fait les frais, mais bon, lui, il n’avait pas honte. Il ne se pensait pas monstre ni bête curieuse à cause de son orientation sexuelle. Il était un être humain avec des sentiments envers un autre, comme la majeure partie de la planète. C’est pour ça qu’il n’eut aucun mal finalement à répondre à la question.

- En couple depuis quelques temps. Mon copain est chez les Rho Kappa aussi, tu le rencontreras sans doute à la rentrée.

Même si, il ne le savait pas encore, il ne serait plus chez les sportifs, mais chez les Lambda. il ne donna pas plus de précision, préférant taquiner Kevin sur la deuxième partie de sa phrase.

- C’est vrai ça, que t’es mieux comme ça ? Même pas une jolie demoiselle pour réchauffer ton lit de temps en temps ? Tu verras, tu changeras peut-être plus vite d’avis que tu le penses !

Pour son plus grand malheur, c’était très près d’être vrai. Si on pouvait lire l’avenir, à coup sûr, beaucoup de personnes refuseraient d’y foncer tête baissée. L’ignorance, tout compte fait, pouvait avoir ses avantages, n’est-ce pas ? Les yeux bruns du garçon se perdirent derrière son camarade, dans le vague. Il espérait simplement qu’il ne pense pas que l’amener ici était une tentative d’isolement pour le draguer, ce qui n’était pas le cas. Il continua la conversation, curieux.

- T’as un appart’ ou tu prends une chambre ? Il marqua un temps d’arrêt de seulement quelques secondes. Tu verras, ça bouge beaucoup. Je vis pas là-bas mais je vois bien, tu t’ennuieras pas chez les Kappa. Au moins, ils sont pas comme les Nu Zeta, qui ont tendance à s’endormir sur leurs brins d’herbe. Je savais pas que tu faisais tu sport, tu pratiques quoi ?

Ilyès n’avait quand même qu’une peur : qu’il réagisse mal à propos de sa vie amoureuse. Qu’il s’en aille était une chose, certes peu agréable, mais « inoffensive » pour lui. alors que s’il décidait de le frapper ou quelque chose dans ce genre … Le garçon n’osa donc pas aller plus loin, poser plus de question ou discuter tout simplement, au cas où. Il avait un peu appris la boxe, c’était justement ce qui l’avait rapproché de son petit-ami actuel, mais il ne comptait pas finir dans le coma à la suite d’une mauvaise bagarre.

T'es là toi aussi ?

Ilyès avait une partie de son passé que beaucoup voulaient oublier. Mais pas lui. Au tout début, oui, et c’est normal, humain. Oublier sa meilleure amie, les moments passés avec elle, pour oublier la douleur de sa perte. Mais qu’importe de quelle manière on s’efforce de le faire, avec quelle énergie, le temps consacré à cette tâche, on ne parvient jamais à oublier. On vit avec, on se souvient et on sourit. Ou alors, notre visage s’obscurcit. Mais non, il est des choses qu’il est impossible d’effacer et il serait mentir de dire que l’on a réussi en un claquement de doigt. Heureusement pour lui, le New-Yorkais était parvenu -avec difficulté- à accepter et à continuer à vivre. De telle sorte qu’aujourd’hui, il en était totalement changé. De prétentieux, égoïste, vivant juste pour se faire plaisir, il était devenu généreux, souriant, avec un humour douteux et prêt à aider n’importe qui. Il ne voulait plus suivre les codes d’une famille riche parce que tout cet argent le dégoutait. Ses parents le gardaient jalousement, sans s’en servir, alors que tant d’autres en avaient besoin à l’extérieur de leur cocon familial doré et étouffant. Il en avait marre de devoir prendre des pincettes pour parler, de retenir les idées -souvent très débile, je le concède- qui lui passaient par la tête. Sa manière de parler pouvait parfois choquer mais il avait l’impression, pour la première fois depuis des années, d’être lui-même. Tant de choses qui auraient rendu fière Eléonore.

Le garçon se présenta alors à celui qu’il venait de bousculer et qu’il connaissait. Kevin, le fils d’un collaborateur des parents d’Ilyès pour une campagne de pub. Leur rencontre s’était passée dans une autre vie, mais il s’en souvenait. Beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts et il se demandait si elle n’avait pas noyé l’amitié qu’ils avaient eue plusieurs années auparavant. A en croire le sourire du jeune homme en face de lui, celui-ci se rappelait aussi et visiblement, avec une certaine joie. Sauf qu’Ilyès étant Ilyès, il ne put s’empêcher de repartir dans une tirade incompréhensible et agaçante. Suggérant même de lui-même qu’il devrait de taire. Il n’avait pas tout à fait tort mais il ne suivait jamais ses propres conseils, au désespoir de ceux qui l’entouraient, sans doute.

-Mais bien sûr... Ilyès! ça faisait un bail! pt'ain comme t'as poussé depuis la dernière fois.

Ilyès poussa un soupir intérieur. Kevin se souvenait vraiment ou disait-il ça pour pouvoir partir et rentrer chez lui plus rapidement ? Non, à en juger par son ton et sa manière d’agir, ce n’était pas une technique pour se débarrasser de son vieil ami. Il semblait sincère. Le garçon sourit mais baissa la tête, détaillant ses chaussures oh combien intéressantes tout à coup. La 8ème merveille du monde. Il sentit une main se resserrer autour de son épaule. Il releva alors les yeux, un peu moins gêné. D’ailleurs, pourquoi l’était-il ? D’ordinaire, il n’avait aucun problème pour parler avec les autres, encore moins quand ils n’étaient pas des inconnus. Mais là, c’était différent. Dans sa tête, il y avait confrontation entre son passé et son présent. Et ça, ça le mettait fichtrement mal à l’aise.

-Et ben alors qu'est ce que tu deviens Ilyès?  Je ne t'ai pas oublié si c'est ce qui t'inquiète! Grâce à toi, j'avais passé de bons moments au lieu de me faire chier avec mon paternel et mon oncle! Tu m'as même carrément sauvé de l'ennui.

Oulah, une question à laquelle Ilyès répondait sans problème mais que beaucoup regrettaient d’avoir posée. Et puis, « sauvé de l’ennui », c’était peut-être un peu trop, non ? Le jeune homme réfléchit à la manière dont il devait répondre quand son camarade continua, lui laissant un petit temps de répit.

-ça serait cool de trouver un endroit pour discuter tranquillement non? Qu'est-ce que t'en penses? A moins que tu sois pressé? Bon c'est tard mais on pourrait se poser dans un bar ou un parc. A moins que t'habites pas trop loin d'ici?

Ils avaient donc tout le temps d’aller discuter s’ils le voulaient. Ilyès ne connaissait pas vraiment la ville, juste quelques coins, calmes et isolés. Depuis qu’il se montrait en couple avec un homme, et même si ça ne posait pas de problème, il avait appris à ne pas trop se retrouver dans une foule compacte comprenant un certain nombre d’homophobes et violents. Une fois lui avait suffi, il ne comptait pas rejouer de ses poings. Et puis, la tranquillité, c’était bien aussi, même quand on aimait la compagnie des êtres humains. Ainsi, il y avait bien un endroit, qu’il avait découvert par hasard, en se promenant, et en voulant se soustraire aux regards des autres. Il se promenait tranquillement quand il avait croisé quelqu’un qu’il ne voulait pas voir. Pas glorieux, mais il avait cherché à se cacher … dans un cul de sac. Pile là où cette personne habitait. Chanceux notre petit Ilyès, n’est-ce pas ? Toujours était-il qu’il n’avait trouvé qu’une grille entre deux immeubles, légèrement entre-ouverte et cachant ce qu’il y avait derrière. Sans prêter attention, il avait poussé la grille et avait été étonné de  ce qu’il avait découvert. Un petit espace, avec un peu d’herbe, une table de bois, un banc, une petite fontaine et une sorte de cabane, de bois elle aussi. Un coin de nature et de paix dans une ville bondée et remuante. En ressortant, il avait pu voir écrit sur la grille « l’enfer abrite toujours une part de paradis ». Cet endroit était accessible à tous, sans condition, hormis d’en prendre soin, et de connaître son existence. Ce n’était pas très loin d’ailleurs, une chance pour eux.

- Viens, je connais un coin tranquille.

Il ne restait plus qu’à espérer qu’il n’y ait personne. Ilyès commença le chemin, en espérant que Kevin le suive. Le garçon avait sans doute compris qu’ils allaient discuter là-bas, que sa question n’avait pas été posée dans le vide. Ils ne tardèrent pas à arriver dans la rue sans issue. Son camarade devait le prendre pour un cinglé. Jusqu’à ce qu’il pousse la grille. Tout était bien en place et il y avait même un lampadaire allumé au bord de la petite pelouse.

- Ça te va comme ça pour la tranquillité ?

Certes, il faisait nuit, mais il ne faisait pas froid. Ils n’avaient donc aucun problème à rester là, dehors. Ilyès s’installa devant la table et observa Kevin. Il n’avait pas tant changé, physiquement du moins. Il avait toujours l’air sympathique également.

- Bon, je vais répondre à ta question mais si je te dis certaines choses c’est que ça me dérange pas, ok ? Drôle d’introduction. Bon déjà, comme tu vois, j’ai quitté New-York. J’étudie à Wynwwod, tu connais ? Ça, c’est parce que mes parents en avaient marre de moi. Tu te souviens de ma meilleure amie, Ely ? Une jolie jeune fille * qui est venue une ou deux fois au studio. Bah elle est morte. Tact international. J’ai eu une période difficile et mes géniteurs ont jugé bon que c’était mieux que ça soit loin d’eux. Je te rassure, ça va beaucoup mieux aujourd’hui mais je suis coincé à Miami. Surtout que j’ai retapé mon année et que je leur ai toujours pas dit … Enfin tu te doutes que j’ai pas mal changé depuis tout ce temps.

Le plus gros changement ce ces derniers temps : découvrir qu’il aimait aussi les hommes. Mais ça, volontairement, il ne le dit pas. On ne savait jamais. Il sourit, pas du tout gêné et il voulait que Kevin ne soit pas mal à l’aise non plus.

- Et toi, qu’est-ce qui t’amène ici ? Le « travail » ou les loisirs ?

Il avait fait des guillemets avec ses doigts. Il ne savait pas si Kevin était toujours dans les études ou s’il était déjà dans le monde actif. Sous les ordres de son père par exemple, même si la dernière fois qu’ils s’étaient vu, les ordres, ça n’était définitivement pas pour le garçon.

T'es là toi aussi ?

-T'as de la peau de saucisse devant les yeux ou quoi?

Haussement de sourcil, légère incompréhension. Ilyès leva ses yeux brillant vers l’inconnu. Qui avait percuté l’autre ? Et pourquoi tant de violence, tout de suite ? Personne ne s’était fait mal, la vie était belle, ça ne servait à rien de s’énerver. Le garçon était prêt à se défendre, mais quelque chose d’autre passa ses lèvres sans qu’il ait eu le temps de réfléchir. Ce qui ne changeait pas vraiment de l’ordinaire d’ailleurs. Son cerveau contenait plutôt un singe dansant la polka sur l’air de « La danse des canards » quand il s’agissait de connecter deux neurones entre eux.

- Kevin ?!

Tout de suite, en voyant ce jeune homme en face de lui, Ilyès avait eu l’impression de se retrouver avec une vieille connaissance, un fantôme du passé si l’on peut dire. Mais à bien y réfléchir, ce n’était pas réellement possible. C’était dans un autre temps, dans un autre espace. Une impasse séparait le Kevin qu’il avait connu et celui qui se trouvait, surpris, devant lui. Le Rho Kappa se sentait bête, mal à l’aise à l’idée d’avoir bousculé un inconnu de cette façon, et d’en plus lui parler comme s’il était un vieux pote. Ce fut pour cette raison qu’il s’excusa. Bien sûr, il le fit à sa manière. Il débita un nombre incroyable de mot, à une vitesse effarante, à la limite de faire un arrêt cardiaque si son interlocuteur ne réagissait pas bien. Il avait peur de quoi ? D’avoir rencontré un sociopathe ayant la rage ? 1% de la population l’était, peu de chance pour en bousculer ce soir, mais le risque existait.
Après son petit monologue, le gars en face de lui leva les bras, pour lui faire comprendre qu’il n’allait pas lui faire de mal. Cette attitude contrastait légèrement avec sa première phrase, quelque peu agressive aux yeux d’Ilyès. Mais bon, il n’allait rien redire, il allait rester sagement à distance respectable et attendre de savoir ce qu’il en était. Prudence est mère de sureté.

-ola! doucement mon gars!  Dis donc quand tu parles t'y vas pas à petite dose.

Soupire intérieur. Pour le moment, aucune agression. Un rire amical, rien de méchant, pas de haine ni de remontrance dans les yeux de l’asiatique. Ça rassurait l’apprenti boxeur. Il se détendit légèrement, se laissant le droit de ne plus ouvrir des yeux ronds comme des soucoupes. Il ne souhaitait surtout pas que la scène qui se passait dans le bar se déroule également dehors, entre l’inconnu et lui. Quoi que, excité comme il l’était, il pouvait prendre la fuite en 32 centièmes de seconde, top chrono !

-Attend t'as bien dit kevin? Je m’appelle Kevin.  Ta tête me dit quelque chose mais j'avoue ne pas savoir d'où je la connais. Excuse ma mémoire à long terme... inexistante.

Baoum. Crak. Plus de clac. Le bruit des talons avait été remplacé par celui des verres brisés et des chaises qui volaient à l’intérieur de l’endroit que le jeune homme venait de quitter. Il avait bien fait d’ailleurs, réellement. Non, parce que s’il était d’humeur à supporter à peu près tout, il ne tenait pas spécialement à se battre. Autant éviter les ennuis le plus possible, il en avait eu assez depuis qu’il était arrivé à Miami. Le type en face de lui venait de dire qu’il s’appelait Kevin. Et la tête d’Ilyès lui disait quelque chose. Se pouvait-il vraiment qu’ils se connaissent ? Si c’était bien le bon Kevin, ça remontait à loin. Pas à la crèche non plus, mais loin. Il allait répondre à cette remarque, révéler d’où ils se connaissaient, quand les bruits s’intensifièrent dans le commerce. Le fameux Kevin désigna celui-ci de la tête avant de reprendre la parole.

-Dis donc ça rigole pas là-dedans!

Non, pour ne pas rigoler, ça ne rigolait pas. Pire même. La porte d’entrée s’ouvrit violemment et un grand type baraqué poussa deux hommes à l’extérieur. Il les regarda avec un sourire plutôt effrayant, un sourire de requin. De celui qui vient de trouver sa proie et qui se demande de quelle manière elle va la faire souffrir. Mais non, ce n’était pas son boulot. Il pouvait quand même s’amuser.

- Si vous êtes encore là dans trente secondes, j’appelle soit les flics, soit mon frère. Et il fait partie d’un gang de la ville, alors je vous conseille de déguerpir.

L’un des deux bagarreurs s’essuya la lèvre, pleine de sang, avant de cracher quelques mots à l’autre.

- La prochaine fois que je te croise, je casse tes os comme des spaghetti pas cuits, compris ?

L’autre ne répondit pas, mais on sentait qu’il avait deux envies : soit s’enterrer pour éviter les foudres de son interlocuteurs, soit retourner la menace. La raison l’emportait sans doute sur l’impulsivité. Ils partirent tous les deux dans des directions opposées et Ilyès put reconduire son attention sur Kevin.

- Bah, je sais pas si tu te rappelles à une séance photo pour une pub de marque de vêtement. Ilyès, un petit con prétentieux qui en avait rien à foutre du métier de ses parents. C’était moi.

Physiquement, il n’avait pas tant changé. C’était surtout dans sa tête. Il était généreux, gentil, rêveur, chercheur de liberté. Il ne pensait plus seulement lui, il se souciait des autres. Il était devenu fragile, malgré la bonne humeur qu’il avait adoptée. Il avait été si mal qu’il avait eu l’impression de ne jamais pouvoir remonter la pente. Il l’avait fait, à lenteur d’escargot, mais il était désormais tout en haut. Maintenant, il fallait éviter de retomber dans le gouffre. Un détail lui traversa l’esprit. Si à l’époque il s’était bien entendu avec Kevin, c’était parce qu’ils avaient des points commun. Qui avaient aujourd’hui disparus. Ilyès se sentit presque comme un usurpateur parce que finalement, si jamais son ancien ami se souvenait de lui, il n’allait pas retrouver celui qu’il avait connu. Il allait être déçu, même si le New-Yorkais n’avait aucune idée de son ressentiment en le retrouvant.

- Mais tu sais, c’était ya longtemps, je comprends si tu te souviens pas ! Moi-même, je sais pas comment je t’ai reconnu. Léger temps avant de vouloir se justifier. Pas que je t’ai oublié comme ça hein, parce que je t’appréciais, mais … Léger rose sur les joues. Il s’est passé beaucoup de choses et … Léger malaise. Je crois que je vais me taire.

Ce qu’il fit. Il avait limite envie de se donner une claque à lui-même. Ou de se couper la langue. Quoi qu’il s’en servait en ce moment … Hum, non, passons cette image, s’il-vous-plait-merci. Il fit un petit sourire gêné à Kevin et baissa la tête, comme un gamin prit en faute et attendant une remontrance qu’il ne méritait pas.

T'es là toi aussi ?

Clac clac clac

C’étaient le bruit des talons d’une grande blonde, robe à ras des fesses, extensions jusqu’au hanches, plus maquillée qu’une drag-queen, qui passait derrière Ilyès. Elle marchait vers la sortie, pressée visiblement de rattraper sa proie. Le beau mec qu’elle avait repéré et qui était parti avant qu’elle n’ait eu le temps de venir lui foutre ses atouts en silicone sous le nez. Le Rho Kappa n’y prêta même pas attention. De une, il se fichait bien des filles, encore plus d’une pétasse dans le genre de cette décolorée écervelée. De deux, il n’en avait rien à faire de tous ceux qui de pressaient dans son dos. De trois, il était en train de contempler son verre de Coca, comme s’il pouvait y déceler une part de son avenir. Ce n’était pas réellement dans ses habitudes d’aller dans les bars, parce qu’il n’aimait pas l’ambiance qu’on pouvait trouver. Il n’aimait pas tous ces gens qui venaient dans l’unique but de se bourrer et/ou de tirer leur coup. Ils étaient pitoyables, à zigzaguer en se tenant aux tables, au bord du vomissement. Mais bon, il avait fait abstraction de tout ça, le cœur gonflé de joie. Il avait juste envie de sortir, de prendre l’air, de se promener. De montrer son bonheur au monde entier, comme si le sourire qui était greffé sur son visage pouvait faire comprendre qu’il n’y avait pas plus heureux que lui. C’était un peu bête, mais il avait été si longtemps privé de ça qu’il ne voulait plus rester chez lui sans partager ce qu’il vivait.

Il avait choisi un bar au hasard, et était parti à la tombée de la nuit. Ça lui rappelait étrangement le soir où il s’était fait tabasser par 5 gros cons totalement beurrés. Mais les conditions n’étaient plus les mêmes. Il n’avait plus ses béquilles. Il n’était plus dévasté par le rejet de Joaquin. Il savait se défendre, assez tout du moins pour avoir le temps de s’enfuir en cas de problème. Et puis, il avait l’impression que des ailes lui avaient poussée dans le dos. Pourtant, il n’était même pas sûr d’être amoureux. Oui, il aimait la compagnie de Dexter et il vivait de nouvelles choses avec lui. Mais au fond, il avait un peu l’impression qu’il lui servait plus à comprendre sa sexualité et à tourner la page « Joe » pour de bon. De toute façon, il se disait qu’il allait se passer ce qu’il devait, et qu’il n’y pourrait rien changer. Il savait aussi que son petit-ami pensait encore souvent à Neil, son ex. Il fallait du temps pour chaque chose et il acceptait tout à fait de vivre ainsi.
C’était plein d’énergie qu’il avait passé la porte de ce bar pour aller s’installer sur une des chaises hautes. Pas d’alcool pour lui, un simple soda, même si ça avait tendance à l’exciter. Déjà qu’il parlait beaucoup, mais avec ça, c’était encore pire. La serveuse était venue vers lui, bouche en cœur.

- Alors, qu’est-ce qu’il veut le mignon ?

Brune, assez petit, la quarantaine, elle semblait avoir un caractère plutôt bien trempé. Ce n’était pas pour rien que c’était la patronne. Le jeune homme l’avait observée quelques instants avant de lui répondre. Il aimait bien la force que dégageait la femme. Ce fut avec un ton trainant mais néanmoins enjoué qu’il passa commande.

- Il veut un Coca, si c’est possible. Merci !

Elle lui apporta et il plongea ses yeux dedans, regardant les bulles remonter. Là, il avait envie de prendre son temps, de faire les choses comme il le souhaitait, de trainer un peu dans la ville. C’était simple et réalisable. Finalement, il quitta du regard le liquide brun pour porter le verre à sa bouche. Il but tout sans s’arrêter et sentit son nez le piquer. Puis, il reposa le tout sur le bord du bar et laissa un billet pour payer, se fichant de la monnaie qu’on pourrait lui rendre. Au moment où il se levait, la blondasse passa la porte. Il rejoignit  l’extérieur en quelques pas, slalomant entre les mecs ivres et deux types qui étaient sur le point de se battre.

Clac clac clac

Encore ces talons, mais dans le silence de la rue cette fois-ci. La jeune femme courait derrière le brun qui titubait en disparaissant au carrefour. Ilyès sourit à cette vision, se disant qu’elle courrait derrière quelque chose d’insaisissable, puisque totalement bourré. C’est sans doute en voyant les silhouettes s’engouffrer dans le noir des ruelles sans éclairages que le Rho Kappa détourna son attention du reste de ce qu’il se passait devant l’enseigne. Il revint à la réalité quand quelque chose -ou quelqu’un- le heurta légèrement. Il recula de quelques centimètres et leva ses yeux vers l’inconnu. Avant qu’il ne puisse se retenir, un nom franchit ses lèvres.

- Kevin ?!

La surprise prit place dans son regard. Il ne savait pas pourquoi c’était le premier nom qui lui était venu à l’esprit. Kevin était un garçon qu’il avait connu il y avait des années, qu’il n’avait vu que quelque fois. Et il devait avoir beaucoup changé depuis le temps.

Ilyès devait avoir douze ou treize ans à l’époque. Ses parents étaient sur une campagne de pub pour une nouvelle collection de vêtements d’une marque connue. Pour cela, ils avaient fait appel à un photographe spécialisé dans la mode. Et le jeune garçon était obligé de suivre, de regarder le déroulement des séances, parce qu’il était destiné à reprendre l’entreprise qui avait fait la fortune de ses parents. Lui, il n’aspirait qu’à vivre une petite vie tranquille, avec sa meilleure amie, et à profiter de ce que la vie pouvait lui offrir.
Le pire ? Il devait supporter un autre jeune de son âge, en famille avec le photographe. Il se revoyait discuter avec ce Kevin, quelques fois, plutôt que de s’intéresser au travail qui serait un jour le sien. Pour l’instant, il ne se voyait que lui, et il ne voyait pas pourquoi il devait travailler puisque tout lui tombait dans le bec. Sans trop savoir pourquoi, il n’avait pas vraiment oublié cette rencontre, alors que ce n’était qu’un infime passage de sa vie mouvementée.

Il ouvrit de grands yeux, se rendant compte qu’il s’était sans doute trompé. Après toutes ces années, il ne pouvait pas être sûr que c’était bien le même adolescent que dans son enfance. Aborder un inconnu de cette manière ne se faisait tout simplement pas.

- Je suis désolée, je crois que … je t’ai pris pour un autre. Un gars que j’ai connu quand j’étais jeune, je sais pas pourquoi tu m’as fait penser à lui. Je l’ai pas revu depuis des années et je sais même pas à quoi il ressemble aujourd’hui. Enfin bon, je crois que t’es pas lui et que je devrais te laisser entrer dans le bar parce que c’est ce que tu dois vouloir. Remarque, tu devrais attendre un peu, ya deux gars qui jouent des poings, tu pourrais être pris dans la bagarre. Enfin je te dis ça, je te dis rien, tu fais comme tu le sens.

Non, il n’aurait pas dû boire de soda, comme il n’aurait pas dû partir dans ce délire de raconter une vie qui n’intéressait pas l’inconnu qui se trouvait devant lui et qui devait le prendre pour un fêlé.