ϟ Road trip in the past. W²

« Tu sais, ma vie n'a rien de passionnant ... Je suis arrivé ici il y a un peu plus d'un an. J'ai rencontré un tas de gens sympas. Certains sont partis, d'autres sont encore là. J'ai obtenu mon diplôme de fin de lycée ... plutôt haut-la-main, je dois l'avouer. J'ai continué ma musique, mon bouquin, mes toiles ... Je suis en fac d'Arts, d'ailleurs, maintenant. Et je n'ai aucun projet d'avenir. »

Le fait qu'il ait obtenu son diplôme haut la main, fit sourire Joe. Il était content d'apprendre cela. C'était une bonne chose. Jeffrey était un bon élève mais qui avait une flemme incroyable, aussi, il ne se donnait pas à fond, alors qu'en poussant ses facultés, il pourrait facilement être l'un des meilleurs. Joe n'avait jamais comprit ça: pourquoi ne pas être le meilleur? Lui, il vivait comme ça, il était comme ça, c'était sa façon de penser, sa façon d'être. C'était sa seule loi. Il écouta alors attentivement son petit frère continuer à parler de lui :

« J'ai voyagé, aussi ... Je suis allé en Inde, après le ... la mort de Leelah. Je suis allé en Louisiane aussi, avec Kaylee et ... d'autres trucs. J'ai survécut à un ouragan, à une dernière année de lycée, et ... je crois que c'est tout. »

Et bah dis donc ! Joe arqua un sourcil à l'évocation de l'Ouragan. Il n'y avait jamais eu de tel dans les villes qu'il avait traversé et c'était tant mieux ! Il était aussi ravi que son frangin soit aussi partis un peu de l'Amérique, qu'il ait vu un peu le monde extérieur. Parce que l'Amérique c'est un beau pays oui, mais il ne reflète absolument pas la réalité du monde. Le jeune homme venait de finir son sandwich, lorsque son petit frère lui retourna la question. Il sourit difficilement. Sa vie n'avait rien à voir avec celle mené par son bohème de frangin. Il s'essuya la bouche et répondit donc :

« Depuis que tu es partit? Et bien j'ai dû gérer un peu tout ce qui se cassait la gueule. J'ai repris Williams Entreprise, j'ai placé maman dans un hôpital parce que son état se dégradait de jour en jour et que je ne pouvais plus le gérer. J'ai donc fini mes études sup' en même temps que je devenais patron de la plus grande boite d'armement du pays. J'ai vendu la maison et je me suis pris un appartement en ville. Sinon et bien j'ai passé mes jours et mes nuits de la façon que tu connais. J'ai fais pas mal d'allers-retour vers l'Europe et aussi sur le continent Africain, pour la boite. Mais jamais très longtemps. Je sais que ça n'a rien de passionnant à tes yeux. Je n'ai rien de spécial, mais j'aimais cette vie là. Enfin... hormis le cas de maman. Le médecin m'a appelé y'a quelques temps pour me dire que ça n'allait pas du tout. Elle refuse de manger et demande à ce qu'on... l'aide à partir. Ils disent qu'elle n'en n'a pas pour longtemps. C'est une question de jour selon eux. »

Joe marqua une pause et finit par finir sa bière d'une traite, grimaçant sous son gout dégueulasse. Il reprit alors :

« Sinon, aucune copine. Tu me connais, je ne suis pas du genre à me poser ni à croire au grand amour. »

Et c'était vrai, il n'avait jamais été amoureux. Il n'avait jamais eu de relation sérieuse et cela ne risquait pas d'arriver. Il fallait être amoureux pour ça et ça ne faisait pas partie de ses plans. Pas le moins du monde... Mais ce qu'il ignorait, c'était que l'Amour ne se contrôlait pas. Que ça nous tombait dessus sans crier gare et qu'il n'allait pas tarder à s'en apercevoir de lui même...

« Il y a des choses que le temps ne changera pas »

Bam. Coup de poignard. Ca portait exactement le même effet. Un percut' gauche en pleine tête. Joe tourna son visage vers sa bière infame et garda le silence. Que répondre à cela? Qu'il y croyait lui? Que c'était d'ailleurs pour ça qu'il avait tout quitté pour son frère? Dans quel but? Jeffrey n'avait même pas l'air d'y croire. Mais s'il n'y croyait pas, pourquoi avoir accepté de partir avec lui? Hein? Ca n'avait aucun sens. Jeffrey changea rapidement de sujet, demandant alors à manger au serveur. Joe avait eu le temps de prendre un petit déjeuner avant de venir frapper à la porte de son frère, mais c'était à présent rendu assez loin, aussi, il demanda un sandwich. Une fois la commande apportée et payée par son petit frère, Joe finit par tousser et répondre :

« Tu crois vraiment que je suis d'un mental de perdant? J'ai pas fais des centaines de kilomètre pour perdre ce défis. On retrouvera ce qu'on a perdu et ça, je te le garantie. »

Jeffrey était d'un naturel perdant. Peu confiant en lui. Terrorisé par le monde qui l'entourait. Tout le contraire de lui, en somme. Mais justement, Joe était ce lien qui allait le tirer vers le haut. Il allait le rendre un peu plus comme lui, ce qui allait sûrement l'aider dans sa vie, dans ses choix, dans ses rêves. Même s'ils n'avaient rien à voir avec les siens. Joe espérait juste que son frère resterait cet être spécial. Différent de lui et qui ne cherche plus à être sa copie conforme. Joe se faisait-il à l'idée que son frère soit un artiste? Seul le temps nous le dira. Mais il aimait cette différence. Son frère n'était pas comme tout le monde.

Soudain, le jeune Williams parla de l'entreprise familiale. Joe cru s'étouffer avec sa première bouchée de pain. Il bu alors un peu de sa bière avant de finalement lui répondre :

« Tu veux vraiment que je te parle de la boite? »

Connaissant déjà la réponse, il évita donc de répondre à sa question. L'entreprise était à présent dirigé en partie par le conseil et les nombreux actionnaires. Joe régnait encore sur ce petit royaume, de l'école. Une sorte de superviseur. Il était tenu au courant de tout ce qu'il se passait et c'était encore lui qui avait la voix et les actions les plus importantes de l'entreprise. Un jour, il retournerait vivre à NY et reprendrait la boite. Mais ce n'était pas pour aujourd'hui. Ni les prochains jours. Joe reprit un peu de son sandwich et lança alors à son frangin :

« Que fais-tu dans ta vie, depuis que tu as quitté New York? »

Oui, ça l'intéressait de savoir ce que devenait son frère, ce qu'il faisait de ses journées, ce qu'il prévoyait de faire à l'avenir... Il voulait réapprendre à le connaître. Tout simplement...

« Tu ... Tu n'imagines pas à quel point j'ai ... attendu ces paroles pendant toute ma vie ... De ta bouche ... ou de celle de Sean. »

Finit-il par dire alors, d'une voix presque éteinte. J'ai pendant une seconde, l'impression qu'il va pleurer. Mais finalement, il préfère boire un peu de sa bière. Sûrement comme pour marquer une pause dans notre espace temps. Pour marquer un temps d'arrêt. J'avais l'impression que le fossé qui nous séparait depuis des années, se faisait de plus en plus petit. Peut-être qu'on allait réussir à le franchir pour de bon? C'est tout de même triste que ça doive se passer sur la mort d'une personne chère. Enfin... de plusieurs même. Après tout, si nous allions à New York, c'était pour dire au revoir à maman. Il faudrait alors préparer ses funérailles et je savais que j'allais devoir m'en occuper seul. En tout cas, ce n'était absolument pas le moment de parler de ça maintenant et ça, je n'avais même pas besoin de me poser la question. Mais ses paroles me troublèrent. Il avait attendu mes paroles? Ces paroles là? Toute sa vie? Alors ça voulait dire qu'il ne m'oubliait pas, que j'avais toujours eu une place dans son coeur, dans sa vie, même lorsqu'on était éloigné et ce, dans tous les sens du terme. D'un côté, j'étais touché par sa réponse. J'avais imaginé que ça lui ferait plaisir, mais je ne pensais pas autant. Je souris légèrement.

« C'est moi ou c'est de la vraie pisse, leur bière ? »
« Non non, c'est de la merde. » Finis-je par répondre d'une voix sèche et amère.

Il commençait à refaire de l'humour, c'était bon signe, non? Enfin, mon espoir retomba bien bas lorsque son sourire s'effaça de ses lèvres pour venir boire cette bière infamme. Ce moment, c'était un moment important pour eux deux. Pour leur relation et apparemment, ils en étaient conscients tout les deux.

« Je sais que ça me ferait du bien d'en parler vraiment, une bonne fois pour toute mais ... j'y arrive pas. »

Joe n'espérait plus qu'il parle. Alors ce début d'aveux le toucha. Jeff avait besoin de temps, encore en sa compagnie, pour bien réaliser que son frère était quelqu'un de bien et qu'il allait faire partie de sa vie également. Joe n'avait pas l'intention de laisser filer son frère ni même de le quitter d'une semelle mais ça, il ne lui en avait pas encore parlé. Y'avait tellement de choses dont il ne lui parlait pas et qu'il n'oserait sans doute jamais lui dire d'ailleurs...

« Faut te laisser le temps. Nous laisser du temps. On s'est retrouvé y'a seulement quelques heures. Ca viendra tout seul. »

Alors c'était ça ses paroles réconfortantes? Frère en carton. Joe avait perdu tout son savoir faire ! Il fallait qu'il réussisse à apaiser son frère mais n'était-ce pas déjà un peu le cas?

Il s'excusa. S'excusa de ressentir des sentiments, de la peine, de la douleur, de la colère. Pourquoi s'excuser de ressentir tout ça? N'est-ce pas tout ce qui symbolise l'Homme? Son don de ressentir chaque sentiment, de son essence même? Pourquoi s'excuser d'être qui nous sommes? D'être ainsi et puis c'est tout. Joe fait une moue négative vers son frère, montrant alors qu'il n'y a rien de mal et qu'il s'en fiche. Bien au contraire, s'il ose pleurer devant lui, n'était-ce pas bon signe pour leur relation? Cela était un bien grand pas ! Mais Joe ne voulait pas penser à ses intérêts ni à ses objectifs alors que son petit frère se faisait torturer par la mort de la fille qu'il aimait. Joe n'avait jamais ressenti de tels sentiments. Il n'était jamais tombé amoureux et n'en n'avait jamais eu la prétention. L'amour pour lui, c'était un truc pour les faibles. Pour ceux qui ne peuvent pas vivre seul avec eux-même. Qui ont besoin de se sentir apprécié, aimé, secondé et épaulé dans leurs choix, tout au long de leur vie. Les amis avaient le même impact sur lui. C'est d'ailleurs pour ça que Joe était du style : jetable. Il se servait, consommait et jetait. Rien de plus simple, rien de compliqué, juste du concret : Une femme pour faire l'amour, un pote pour boire une bière et puis le sujet s'arrête ici. Il n'avait jamais eu de meilleur ami, jamais eu une bande de pote. Il n'en n'avait jamais ressenti le besoin, par l'éducation que lui avait transmit son père à savoir : Tu ne pourras compter que sur toi même. Alors deviens le meilleur.

Les boissons arrivèrent enfin sur notre table. Je fis un léger signe de tête pour remercier le gars qui nous avait servit puis je ne trinqua pas avec Jeff et envoya directement le liquide jeune et mousseux dans ma bouche. Dégueulasse cette bière. Je grimaça alors de dégoût mais ça ne m'empêcherai pas de boire tiens. Mon frère n'arrêtait pas de fumer, éclatant clope sur clope. Je n'aimais pas ça. Je finis par mettre mes mains sur la table, attendant qu'il parle de lui même, qu'il vide son sac. Qu'il se lache, je lui offrais l'occasion de le faire. Qu'il se sente mieux. Et là, dans ce bar, en cet instant, c'était comme si il n'y avait aucune rancoeur l'un envers l'autre. En tout cas pour moi. Je n'avais plus de haine ni d'incompréhension envers Jeff. J'étais juste horriblement touché (triste) par cette nouvelle. Elle traduisait un moment de douleur immense qu'il avait du surmonter seul. Et il avait tenu bon. Il était toujours là, même s'il était amoché, il était vivant. Il ne s'était pas suicidé ni autre chose, non. Il était là, fragilisé, instable, mais vivant et ça, c'était la plus belle chose qu'il pouvait me foutre dans la gueule pour que je lui dise :

- Je suis fier de toi frangin.

Je l'observais. Allait-il comprendre? Absolument pas. Lui, il était perdu dans son chagrin, dans sa tristesse, sa nostalgie de sa vie d'avant. Et moi? Je parlais à voix haute, de ce que je pensais tout bas. Il fallait qu'on soit sur la même longueur d'onde, aussi, je m'expliqua rapidement :

- Tu as dû vivre l'une des pires choses que quelqu'un doive subir. Et tu as tenu bon. Alors peut-être que j'arrive au moment où tu allais lacher prise? J'en sais rien. Mais tu es là. Tu t'accroche.

J'esquivais un léger sourire à mon petit frère, espérant le toucher par mes déclarations. Puis, je bu à nouveau un peu de cette pisse de chat, attendant que mon frère se livre un peu plus à moi. Il n'y aura que comme ça que je pourrai l'aider...

« Elle était à Wynwood, elle aussi. Mais elle est ... elle est ... partie

Elle est pa-partie ... Partie, tu m'en-entends ? Je ... je l'avais retrouvée et ... et je l'ai ... perdue. »

Je ne comprends pas ce qu'il veut dire, pour une fois, je me sens absolument con. Je ne sais pas quoi penser de ce qu'il me dit : partie? Partie mais comment ça partie? Déménagée? Morte? C'est impossible qu'elle soit morte ! On ne peut pas mourir à cet âge là ! Mon frère n'est pas bien du tout. Il s'éfondre en larmes, à côté de moi, sur ce siège en cuir, le visage tourné vers la fenêtre ouverte, la main sur son visage pour se cacher, comme si c'était honteux de pleurer... Bon, effectivement, c'était à mes yeux, une faiblesse de pleurer, mais mon frère lui, il avait le droit. Je n'arrêtais pas de tourner le visage vers mon frère, revenant alors sur la route, je ressemblais à une girouette. Contemplant alors mes rétroviseurs, je constata qu'il n'y avait pas grand monde sur la route avec nous, je m'arrêtais alors sur la chaussée, mettant mes feux, je me détachais pour me tourner plus facilement vers Jeffrey qui n'était absolument pas bien.

« Tu veux dire qu'elle est... ? »

Je n'osais pas dire le mot à voix haute de peur de causer un nouveau dommage à mon frère. Il réussit à me faire comprendre que oui, elle était morte. Ma main glissa de mon front à mon menton, les yeux écarquillés. Je n'en revenais pas. Et voir mon frère dans cet état me montra à quel point il était attaché à elle. Je savais qu'il avait eu un gros beggin pour elle, mais je ne pensais pas qu'il allait la retrouver... Qu'ils allaient de nouveau vivre quelque chose pour qu'ensuite, elle parte pour toujours... C'était tellement injuste. Même si je ne comprenais pas qu'on puisse tomber amoureux que d'une seule et unique personne, j'étais en train de me dire : « Mon Dieu mais comment il fait pour tenir debout s'il a perdu sa moitié? » En réalité, je le trouvais à la limite entre le pathétique et le courage. Il était encore debout, même après cette douloureuse perte mais à côté de ça, il me semblait si faible... Pleurer sur le corps de quelqu'un qui n'est plus là, être autant touché par quelqu'un... Etait-ce vraiment possible? Pourquoi je n'avais jamais ressenti ça? C'est vrai, je n'ai pas pleuré le jour de la mort de papa : pourquoi? Il était tout ce que j'avais de plus cher mais je n'ai pas versé une larme alors réussirais-je un jour à trouver quelqu'un comme Jeff avait trouvé Leelah, pour autant ressentir de sentiments, de sensations?

« Sors de la voiture frangin, viens. »

Ma main s'était posée naturellement sur son épaule, le frapant légèrement pour lui montrer ma présence. Peu importe qu'il me semble faible ou fragile, c'était mon petit frère, je me devais de le protéger contre toutes les souffrances du monde non? Contre ses peurs, ses craintes... mais je n'avais pas été là à la mort de Leelah.

J'ouvris ma portière et sortis du véhicule. Nous étions sur une ancienne nationale, il n'y avait pas beaucoup de trafic. J'aperçus plus loin un vieux bar, ressemblant plus à une taverne. Fermant la voiture après avoir éteins mes feux, je rejoignis mon frère devant sa portière. Je passa ma main sur son épaule, encore une fois. Puis je finis par lui dire :

« Calme toi Jeff, ça va aller... On va aller boire un verre, viens. »

J'espérais ainsi le calmer un peu et puis lui permettre aussi de m'en parler. Peut-être que cela allait lui faire du bien? Avait-il seulement une vraie personne de confiance ici, à Miami? Je l'ignorais, je ne savais rien de la vie actuelle de mon frangin. Je tenais toujours mon petit frère par l'épaule, l'aidant à avancer vers le bar miteux, alors qu'il commençait à sécher ses larmes. On finit alors par entrer à l'intérieur. C'était sombre, comme si le peu de fenêtres existantes était tellement crade qu'aucune lumière ne passait au travers. Je saluais d'un signe de tête le barman avant d'entraîner mon frère à une table ronde. Je lançais d'une voix forte notre commande : deux bières. J'observais mon frère se remettre un peu plus dans un état normal. L'observant attentivement, ses cheveux un peu longs, une barbe qui commençait à prendre de l'ampleur, un look complètement différent de moi. Mais c'était mon frère, mon sang, ma chair. Quoi qu'il puisse arriver.

« Il fallait se battre pour être toi-même, alors. »

Je resserrai mes lèvres l'une contre l'autre, il n'avait pas comprit. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir, il était jeune. Il comprendrait certainement de lui même d'ici quelques années, je l'espérais vraiment. Il devait à tout prix comprendre, pour lui, pour sa confiance en soi, sa force.

« Oui, deux frères ... si différents ...

Tout aurait été si ... différent, si nous étions restés à Los Angeles. Tu ne penses pas ? » Me demanda t-il alors.

J'avais souvent pensé à ça, mais mon jugement restait celui d'un homme mûr et surtout, terre à terre, contrairement à lui, qui souhaitait penser que tout aurait pu être différent dans un autre monde.

« Alors ça n'aurait pas été notre histoire. Tu es ce que tu es parce qu'il faut l'avouer, ça faisait chier papa et tu adorais ça. A Los Angeles, tu n'aurai pas autant tiré sur la corde et tu n'aurais sans doute pas été aussi différent de moi. Avec des si, on refait le monde. Et cette question résulte d'un autre monde, pas du nôtre. Pas de notre histoire. Tu crois pas que tout aurait pu être différent autrement? Moi j'pense que si... »

Je préférais m'arrêter là, sentant alors que je pourrais lui dire des choses qui ne lui plairaient pas. Mais j'avais tellement envie de vider mon sac. De lui dire à quel point je le trouvais égoïste et égocentrique. Il avait agit comme il l'avait fait en ne pensant qu'à lui. Non à maman, non à moi, non à papa, non à nous quatre. Il avait fait tellement de choix en ne pensant qu'à sa gueule. Alors s'il était fier de lui aujourd'hui et bien ça me donnait surtout envie de vomir. Parce qu'en réalité, il ne fallait pas oublier ce qu'il était.

« Tu te souviens des collines de pins, qui s'étendaient à perte de vue face à la maison, reflétant la lumière du soleil, brillant de mille feux ? Ces couchés de soleil, face à l'océan. Le reflet de la lumière, dans les vagues du pacifique. Tu te souviens ... Nous étions heureux, alors. Ensemble.

Tous les quatre.

Les couloirs de notre école, et le chemin qu'on empruntait pour rentrer à la maison. Je voulais toujours prendre un chemin différent. Sûrement pour arriver le plus tard possible à la maison. Et toi tu me suivais.

Tu me suivais pour veiller sur moi.

Le terrain de basket-ball où j'ai rencontré Leelah ... Je lui avais envoyé mon ballon en pleine poire ... »

Je souris à ces souvenirs. Ils faisaient chauds au coeur et j'étais presque content de savoir qu'il ne les avait pas oublié ni renié dans un coin de sa tête. Comme quelque chose à oublier au plus vite. Il y avait cette mélancolie qui nous prenait tout les deux aux tripes, mais sinon, ce n'était que du bonheur de me souvenir de tout ça... Je souris. Enfin. Mais mes yeux glissèrent rapidement sur ce qu'il était en train de faire. Il se roulait un joint sous mes yeux et il semblait tout équipé. Mes yeux s'échappèrent dans mes rétros pour vérifier qu'il n'y avait pas les flics sur la route au même moment, mais je garda le silence. Je ne touchais pas à ça. J'étais un sportif ou du moins, je l'avais été. Et être sportif ne collait pas au verbe fumer. Ce n'était pas dans l'hygiène.

« Oui je me souviens de tout ça. Je me souviens de la fois où tu as glissé dans la forêt et que tu es tombé dans le ravin, heureusement que je t'avais suivis. »

Ce souvenir m'arracha un léger rire. Ca me faisait du bien de me souvenir de tout ça.

« De l'odeur des pâtisseries de maman, qu'elle essayait chaque mercredi, venant de tous les pays, afin que l'on s'élargisse comme elle disait. »

Ca aussi je m'en souvenais, parfois on était heureux d'avoir découvert quelque chose mais sinon parfois, on préférait se laisser mourir sur la table tellement c'était inmangeable. Je souriais sans même m'en rendre compte. Puis finalement, je revins sur ce dernier souvenir :

« Oui, je me rappelle très bien de Leelah. Le soir où tu l'avais rencontré tu m'en avais parlé pendant au moins deux heures, franchement, tu m'avais bien gavé ce soir-là ! Tu étais tout fou. J'me souviens aussi de toutes tes questions sur les filles, comment tu devais faire, ce que tu pouvais faire et puis moi, j'essayais de te conseiller sauf que tu cherchais une relation sérieuse et que ce n'était pas du tout dans mes attributions. Mais ça à quand même marché non? Mais d'ailleurs, pourquoi tu as un tableau dans ta chambre et des photos? Tu l'as revu à Miami? Elle va bien? Vous êtes de nouveau... ensemble? »

Je m'étonnais moi-même de poser autant de questions à mon frère. Le connaissant, il allait se confiner comme une moule. Il ne me dirait rien, mais je le savais déjà. Il n'était pas prêt à se dévoiler à moi, sur ce sujet ou même d'autres. Je n'étais pas encore redevenu son grand-frère, son confident, son ami...

« Tu brillais. C'était "Joe par-ci, par-là". Tout le monde t'a toujours trouvé parfait. Tu étais la réussite incarnée. Sean était si fier. Tu étais toute sa vie, et tu l'as toujours été. Je crois ... je crois que ça me révoltait. Ça me révolte toujours. Je voulais être comme toi. Parfait. Mais j'en étais incapable. Personne n'a jamais comprit ça. Sauf maman. »

Le voilà qui crache enfin le morceau. Ses mots sortaient comme des lames de rasoir, coupant sa gorge à chaque syllabe, tranchant alors ses phrases de reproches tous plus aiguisés les uns que les autres. Je me doutais bien qu'il s'agissait d'une certaine forme de jalousie, mais je ne pensais pas que c'était à ce point là quand même. C'était à moi de répondre quelque chose là, non? Quelque chose qu'un grand frère pourrait dire à son petit frère, quelque chose de doux, de rassurant et en même temps, qui ne chasse pas toute ma virilité à la poubelle. Ce n'était pas mon fort la tendresse et la douceur. J'étais un chien en cage. On avait tout fait pour ça. Bougeant mes fesses sur mon siège, je me tortillais quelque peur afin de retrouver une assise confortable. Toussant alors, je finis par répondre, tandis que l'odeur de sa cigarette m'encombrait les naseaux.

« Je vois. »

Je n'arrivais pas encore à dire autre chose, ma fierté légendaire faisant barrage dans ma gorge, empêchant les mots de franchir le seuil de mes lèvres. Ce que mon frère me disait me prenait un peu aux tripes, me faisant revivre mes souvenirs d'une façon différente. Et puis finalement, je commence à dire :

« Tu sais Jeffrey, y'a une chose que tu ne pourras jamais m'envier. Les parents, toi, t'ont toujours laissé libre choix de ce que tu voulais être. Tu t'es construit selon ce que tu voulais être, comment tu voulais être dans la vie. Ils ont vite comprit qu'ils ne pourraient pas te faire devenir quelqu'un d'autre que ce que tu voulais être. Ce qui n'est pas mon cas. Depuis toujours, papa m'a dit de devenir une personne bien précise et je n'ai pas eu le choix d'être quelqu'un d'autre. Je ne dis pas que je regrette, je ne pense pas que j'aurai été très différent de ce que je suis devenu, mais malgré tout, tu ne dois pas oublier ça, cette chance qu'ils t'ont laissé. »

Voilà ma façon de lui dire que moi aussi, parfois, je l'enviais un peu. Je m'étais souvent demandé ce que j'aurai pu être, si on m'avait laissé le choix. Serais-je devenu comme Jeff? Non, je n'ai pas l'âme d'un artiste, pas l'esprit aussi bohème que lui. Serais-je devenu un petit con? Si papa n'avait pas été là pour canaliser mon caractère... parfois je me dis que oui. Y'aurait eu des débordements, c'est évident.

« En fait, on a eu deux chemins de vie différents, conduis par deux personnes différentes. Mais y'a une chose qu'on a oublié quand on a grandit. C'est qu'on reste deux frères. Et c'est aussi pour ça que je suis venu te trouver. »

Avoir l'argent, le confort, la sécurité, comme j'avais pu avoir à New York, c'est bien oui. C'est même très bien. Mais si tu n'as personne pour partager tout ça, ça ne sert à rien. Je ne veux pas de famille autre que mon frère pour le moment. C'est lui ma famille. Je ne suis pas prêt à avoir une fille et une relation stable. Je ne suis pas prêt à fonder mon propre toit. Lui, c'est la personne qui aurait du jamais me quitter et qu'au final, j'ai perdu en cours de route. Chose qui n'aurait pas du arriver. Non?

Les sangles de la valise que me tendait Jeff venaient pénétrer ma peau. D'un geste vif, je soulevais le bagage afin de le balancer dans le coffre de ma voiture de location. Oui, j'étais venu en avion et il me fallait bien un moyen de transport pour ce Road Trip non? Et hors de question de prendre la poubelle de Jeffrey. Si c'était pour tomber en rade à la sortie de Miami, ce n'était pas la peine et de cette façon, c'est moi qui conduisais. Chose qui n'était absolument pas négociable. Je refermais le coffre avec ma brutalité originelle, mais faisant tout de même attention à ne pas laisser de pièces sur le sol du parking de l'école. Jeff était déjà à l'intérieur de la voiture. Nous avions prit la décision de partir ce matin, lorsque j'étais venu le trouver dans sa chambre, après des années de silence radio entre nous. Nous avions discuté, nous nous étions presque engueulé puis je lui avais annoncé quelques autres raisons de ma venue ici. Nous nous devions d'aller voir maman et ce voyage risquait d'être long et vraiment fatigant. Autant automobilement parlant que nerveusement. Je savais que Jeffrey était mort de trouille à l'idée de voir la réalité du cas de maman. Mais il le fallait. Il fallait qu'il ouvre les yeux sur ce qu'était le monde d'autrefois, de nos jours. Et histoire de boucler la boucle, nous irions à LA. Là où tout a commencé et là où je prévoyais de tout finir. J'avais programmé ce voyage de A à Z et chaque étape avait son importance... J'espérais juste obtenir l'effet es-conté.

Lançant un dernier regard autour de moi, je m'avançais vers la portière de ma cobra pour entrer à l'intérieur de l'habitacle. J'avais fait l'itinéraire de notre voyage jusqu'à NY, nous en avions pour environ 19 heures de route. Il était à peine midi, nous arriverions donc à 8 heures demain matin, seulement si nous ne nous arrêterions pas dormir, ni manger, ni faire des pauses. Je prévoyais donc large en avançant ceci à mon frère :

« On arrivera dans l'après-midi demain, si tout va bien »

Après tout, nous n'étions pas à l'abris d'une panne quelconque. Touchons tout de même du bois ! Je mis le contact et voilà que nous prenions la route pour notre confrontation avec notre passé. J'attendais beaucoup de ce voyage, je pensais sincèrement qu'il s'agissait du seul moyen de renouer un lien avec mon petit frère. Mais tout ne dépendait pas de moi, avait-il comprit mon principal but? Je pense que oui, à voir maintenant s'il était prêt à en faire autant de son côté. Je ne roulais pas vraiment en respectant les limitations, j'avais toujours tendance à appuyer trop sur le champignon, il me semblait bien que papa était comme ça aussi.

Le trajet s'annonçait long et assez pénible. J'espérais que tout se passerait bien, autant sur la route qu'avec Jeff. Ce dernier restait silencieux et presque froid avec moi. J'avais eu ce sentiment dans sa chambre ce matin. J'aimerai savoir pourquoi, pourquoi me voit-il comme l'ennemi public numéro un maintenant. Moi qui avant, était son modèle... Comment expliquer une telle décadence ?

« J'peux te poser une question? »

Attendant sa réponse, alors que nous sortions de Miami, je fini par reprendre :

« Qu'est-ce que tu me reproche exactement? »