Chaque famille a ses secrets, il faut bien réfléchir avant de les déterrer.

Je l’observe. Là. Assise sur ce transat ne comprenant pas ce qui se passe. J’ai ainsi plus de temps pour l’observer, la contempler… L’admirer. Je n’arrive pas à croire que j’ai pu oublier son visage. Elle n’a pas tant changé que ça. Pas à ce point. Mais disons que j’ai toujours eu tendance à la bloquer dans mon esprit en tant que « petit sœur de Nate ». Je ne l’ai jamais vu comme une femme. Jamais avant aujourd’hui.
Je n’ai pas le temps de profiter plus longtemps du spectacle car je sens qu’elle commence à faire le rapprochement. Je dois me ressaisir. Redevenir le gentil voisin. Oublier son corps, ses formes et ce qu’elle m’inspire. Ses yeux s’arrondissent, sa bouche s’entrouvre, elle se lève maladroitement pour me rejoindre. Elle doit faire une petite dizaine de centimètres de moins que moi. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle vienne directement en contact avec moi. Je n’ose rien dire alors que sa paume se pose délicatement contre ma joue. « Ed… Edward ?! Mais… Mais t’était passé où ?! Enfin non je veux dire… C’est… Putain moi non plus j’en reviens pas ! » Mon surnom… l’entendre prononcé me fait sourire. J’en avais besoin ce soir. Puis, mon sourire s’efface quand elle me demande où je suis allé. Pourquoi cette question ? Je l’ai trop entendue de la part de personnes qui s’en foutent ou qui jugent. Alors dans la bouche de Kaylee… Ça me sert un peu le cœur. Je ne leur avais rien dit à elle et à Nathan. Je n’avais pas voulu les mêler à tout ça. Tout d’abord parce que c’était lié à ma famille, c’était interne au quartier, qu’aucun de mes amis n’avaient besoin de savoir. Oui, ça a sans doute était une trahison pour beaucoup d’entre eux. Entendre un beau matin qu’un de ses meilleurs est parti faire une pseudo fugue et se rendre compte qu’il ne s’est même pas confié à vous avant. Je ne pouvais pas. Je ne voulais pas. Je n’en avais pas la force. Et puis… Et puis je savais que ma mère allait leur poser des tas, voir des milliers de questions avant de se rendre à l’évidence. Je savais qu’elle aurait pu engager un détective pour les suivre. Tout ça pour qu’ils la mènent jusqu’à moi. Et je voulais leur épargner de mentir et de cacher des vérités. Ce fardeau, je devais le porter tout seul. Et c’est encore le cas…

Par chance elle a effacé sa question d’un revers de la main. J’ai envie de la serrer contre moi mais je ne sais pas si c’est déplacé ou non. Je n’ai vu aucun proche depuis mon retour et… Et ça fait plus de bien que prévu. Du mal aussi. Je me sens obligé de m’excuser et de rattraper le temps perdu. Reprendre les choses où elles en étaient ? Peut-être. Je ne sais pas si c’est une bonne idée de se baser sur le passé. J’ai grandi. J’ai muri. J’ai changé. Les nouveaux nous ne sommes pas forcément faits pour s’entendre. Et qui sait ? Peut-être que nous nous serions perdu de vue si j’étais resté à moisir à Miami. Alors… Ne changeons rien.

Je me laisse aller et après un long moment de silence, j’attrape Kaylee par la taille pour la serrer contre moi. Je l’ai rapprochée un peu brusquement, dépassé par tout ce qui se passe. « Je suis désolé… Je… J’suis content de te revoir, t’peux pas savoir ! » Mon nez se colle à ses cheveux. Mes paupières se ferment. Je respire son parfum tout en la gardant sous mon emprise. Je ne sais pas combien de temps s’écoule. Je reste dans cette position en lâchant tous mes boucliers. Puis rapidement je me reprends et me décroche de la jeune femme. Je la regarde droit dans les yeux et tente de lui sourire. « T..Tu..» Putain de bégaiement ! Enfin, ça ne m’arrive pas tout le temps. Disons que je bute sur des mots par moment mais les autres sans rendent rarement compte. Moi ça me fait peur. Parce que… Parce que c’est un signe. Il ne faut pas que je pense à ça. C’est tout. « Tu m’as manquée.» Contentons-nous de ça pour rattraper le coup. « Qu’est-ce que tu deviens ? T’es vraiment partie ? Quand ? » Beaucoup de questions de la part d’un mec incapable de s’expliquer sur les raisons de son propre départ. Bravo ! Elle va regretter de m’avoir retrouvé.

Oui nous sommes sans doute pareils. Avec des différences sans doute mais nous nous ressemblons. Je ne sais pas exactement qui elle est et son histoire. Mais nous avons tous les deux eu besoin de nous enfuir de ce monde trop parfait. Après quelques bouffées de ma cigarette, je l’écrase. Mon regard se fixe sur la cendre en écoutant ce qu’elle a à me répondre. Je l’écoute attentivement. Pourquoi être là ? Apparemment elle aimait beaucoup ma mère. Ce qui a pour don de m’étonner. Elle a un frère. Et… Elle venait ici quand elle était gamine. Mon cerveau se met en marche. Il bouillonne soudainement. Je remets en place chacune des pièces du puzzle. Son visage souriant, ses lèvres rosées, ses yeux clairs, ses cheveux blonds… Un frère. Venir chez moi… Ma bouche s’entrouvre légèrement. C’est Kaylee ! Kaylee ! La voisine ! Kaylee Standford, la sœur de Nathan ! La fille de James et April ! J’en reste cloué sur place. Ma bouche est ouverte mais aucun son n’en sort. Elle a changé. J’avais oublié à quel point elle était jolie. Je… Je n’arrive pas à croire que je suis assis à côté de mon ancienne voisine. On a passé pas mal de temps ensemble. Avec son frère, elle venait chez moi et vice versa. On avait juste à escalader la petite barrière et s’amuser avec des jeux idiots… Kaylee enchaîne en annonçant qu’elle avait oublié l’hypocrisie du quartier. « Oui… Mo… Moi aussi. » J’essaye de calmer mon bégaiement. J’ai trop d’informations en même temps. Trop de sentiments se chamboulent en moi. J’ai tant de haine envers toutes les personnes présentes ce soir. Je suis triste et je m’en veux de ne pas avoir été là pour ma mère. Et finalement je suis surpris et heureux de recroiser la route de Kaylee. Il faut que je marche. Que je me change les idées.

Je me lève doucement du transat pour ne pas qu’il se renverse sur le côté. Je fais quelques pas et m’arrête au bord de la piscine. Mes paupières se ferment alors que mes mains passent dans mes cheveux. « J'’n r’vins pas ! » Courir. Sauter dans la piscine. Piquer une bouteille de vin et la boire d’une traite. Crier sur toutes les personnes présentes dans la maison en le sommant de partir de chez moi. J’ai bizarrement envie d’embrasser Kaylee. Juste dans un élan de joie, hein ! Pas parce que j’ai toujours eu un grand amour pour elle… Même si l’idée m’est venue une fois ou deux. Ou peut-être trois. Je… Passons. Ce n’est pas nécessaire d’approfondir la question.

« Tes parents sont là ? Je n’aurais jamais imaginé que tu quitterais toi aussi ta maison, Kaylee…» Je me retourne vers elle en prononçant son prénom. Mon regard se plonge dans le sien. Elle n’a pas dû me reconnaître elle non plus. « Ça fait bizarre de se retrouver ainsi…»

Juste un peu de nicotine. La fumée vient envahir mes poumons durant un moment de silence. J’avais oublié cette sensation. Je ne suis pas un fumeur. Loin de là. Mais il m’arrive de temps en temps… Enfin pas vraiment de cigarette… Mais celle-ci fait l’affaire. Pendant trente secondes je peux effacer le visage de ma mère. Comme un coup de brosse sur une ardoise. Je la chasse de mon esprit comme on s’empresse d’oublier les devoirs à faire. Je me sens tellement fautif ! C’est comme si la culpabilité venait me rongeait de l’intérieur. Elle me grignote petit à petit. Et cette soirée ne fait qu’empirer les choses. Pourquoi n’ai-je pas ouvert les yeux de ma mère ? Pourquoi n’ai-je pas insisté pour qu’elle se réveille ? Mais je connais les réponses. Je les ai eues quand je suis parti. Elle était comme eux. Elle aimait que l’on parle d’elle et dépenser son argent d’une façon excentrique. Sa maison était un château pour se protéger des autres et pour montrer sa richesse. Et aujourd’hui ce sont tous les rois et reines qui viennent se pavaner dans son royaume pour grignoter les restes d’un être vaincu. Ici tout n’est qu’une course à la jeunesse et à l’argent. Il y a de l’amour mais tout est surfait. Je ne me souviens pas avoir dit un seul « je t’aime » à ma mère. Je ne me souviens pas avoir eu le sentiment d’être à ma place ici.
Finalement, je lui en veux toujours. Ma rancune est bien présente. C’est elle qui me fait sentir coupable… Je m’en veux de lui en vouloir alors que ce n’était pas dans ses intentions. Elle ne m’a jamais voulu de mal. Et pourtant…

J’essaye tant bien que mal de sortir de ses pensées pour observer la jeune demoiselle désormais assise à côté de moi. Ma cigarette se consume lentement entre mes doigts. Je reste immobile un instant. Nos regards se croisent. Et c’est elle qui rompe le silence. Elle me présente ses condoléances. Comme tout le monde ce soir… Mais je la crois. Surtout quand elle dit qu’elle aimait bien ma mère. Je ne sais absolument pas comment elle a pu la connaître. Sauvetage du précieux chat coincé dans l’arbre ? Covoiturage ? Amie de sa mère ? Je n’ose pas lui demander. Je n’ose même pas parler. J’ai comme un nœud dans la gorge qui vient empêcher mes mots de sortir. J’hoche la tête et accompagne son mouvement. Nous voilà en train de regarder l’intérieur du grand salon. Des tas de gens discutent. Ils me donnent la nausée. « Putain je comprendrais définitivement jamais ces gens. J’ai bien fait de me tirer d’ici. » C’est… C’est elle qui a dit ça ou moi ? Ou bien c’est moi qui invente ce qu’elle vient de dire. Ce qui expliquerait pourquoi elle utilise mes mots… Mais pourquoi mon esprit divaguerait-il autant ? Aurais-je créé sa présence de toute pièce ? Je regarde la cigarette et la place dans ma bouche. Elle est bien trop réelle… À moins que je divague plus que je ne l’imaginais… J’aurais donc pris une drogue dure. Je n’ai déjà aucun souvenir de ça… Merde !

Non… Non, ça ne peut pas être cette solution. Je ne touche à rien de ce genre. Je ne sais même pas où m’en procurer… Tout ce que j’ai c’est un peu d’herbe plaquée dans un tiroir… Elle n’est même pas de qualité ! Par conséquent cette fille a bien dit ça. Elle… « Quand on les regarde, on comprend qu’on a rien à faire dans leur monde. C’est comme s’ils étaient tous aveuglés par leur propre image et qu’ils ne se préoccupent pas du reste…Une fois qu’on fait partie de leur système, on est coincés…» Ma voix est monotone, presque songeuse. «… À moins de s’enfuir. » Ce que j’ai fait. Et elle aussi ? Alors je ne comprends pas sa présence ce soir. Pourquoi s’infliger un tel cauchemar ?

« Je peux te poser une question ? » Je pivote un peu face à elle. « Pourquoi tu es là ? Pourquoi subir tout ça si ce n’est par obligation ?»

La soirée continue. Alors que je suis seul ici. Loin de tous. Finalement je ne connais pas trop de changements depuis mon retour ! Je profite de cette solitude pour repenser à maman. Elle a toujours été présente. Toujours là derrière chacun de mes actes. Elle m’a trop couvert. Sans doute parce que ses parents chirurgiens l’avaient délaissé durant son enfance à elle. Vétérinaire. Voilà ce qu’elle était. Une bonne personne. Toujours prête à recueillir un animal. À aider… J’étais son petit animal.

Elle est morte. Nous célébrons sa mort. C’est terrible ! On vit tous. On finit par mourir. D’une façon différente. Et nous devons rendre hommage aux vivants quand ils ne le sont plus. J’ai dû mal à saisir le sens de tout ça ! Ma mère m’a donné le droit de vie mais également celui de mort. Je finirais par disparaître, comme elle. C’est héréditaire.

Mes idées noires se brouillent et s’emmêlent quand soudainement un mouvement prêt de moi me fait sursauter. Une demoiselle me tend son paquet de cigarettes en m’en proposant une. J’observe la petite boîte de carton puis le visage de la jeune femme. De longs cheveux blonds, un petit nez, des jolies lèvres rosées… Bizarrement elle me rappelle vaguement quelque chose. Mais je ne saurais dire quoi. Peut-être que je ne la connais pas du tout mais il y a quelque chose dans l’expression de son visage qui me dit un truc. Je dois halluciner… Je pensais à la mort il y a une minute. Je dois encore être dans un état second ! Ne répondant pas, la demoiselle me demande si je suis un proche de la défunte. Terry Bird-Jackson, vétérinaire riche du quartier. Morte suite à une longue maladie que personne n’avait vu. Femme célibataire, abandonnée par M. Bird joueur de batterie dans un groupe de rock. Je porte le nom de mon père… Mais passons, là n’est pas la question. Oui je suis un proche. Certainement le plus proche de tous. Mais le plus lâche aussi. Je l’ai abandonnée dans le moment le plus difficile.

« Je ne fum…» Fume pas. Pour avoir une capacité respiratoire maximum. Pour faire toujours de meilleurs résultats sportifs. Pour n’être accro à rien. Pour ne pas ruiner mes poumons. Pour garder un corps sain… « Ouais je veux bien t’en prendre une.» Tant pis ! « Je crois que j’ai besoin de me détendre…» Je lui lance un léger sourire. Je suis vu comme l’homme souriant, c’est difficile en ce moment. Mais il faut bien dire qu’elle le mérite cette jolie invitée. Je me pousse un peu sur le transat et tapote sur le coussin. « Tu veux t’assoir ? Je ne suis pas un très bon compagnon pour cette soirée donc je comprendrais le refus…» Petit silence. « Proche. » Ce dernier mot est pour répondre à sa première question. « Enfin… Je suppose que tout le monde se dit proche de Terry ce soir…»

Voilà deux semaines que maman est morte. J’ai dû mal à m’y faire. J’ai dû mal à marcher dans les couloirs de cette maison. Je l’ai abandonnée. Elle et sa maison. Elle et sa vie rêvée. Je n’avais pas supporté le poids d’un futur déjà écrit. Et la voilà décédée. Je ne veux pas en parler. Je ne veux pas m’étendre sur le sujet. Sur la maladie qui ronge les os. Sur le temps qui nous rattrape à chaque fois. Je suis face à mon passé dans cette maison vide. Plus pour longtemps. Ma mère tenait à réunir une dernière fois le quartier. Une sorte de commémoration. Elle avait participé à un de ces trucs et avait décrété que c’était ce qu’elle voulait elle aussi. Et moi, je me dois te tout organiser. Il y a mon oncle à la maison. Il a apporté ses longs discours et ses larmes de crocodile. Il était prêt à tout hériter. Si seulement je n’avais pas été là… Mais me revoilà ! Rentré à Miami. Changé. Ces deux années et demie d’absence m’ont fait grandir. J’ai changé mentalement et physiquement un peu… Je suis moins le gringalet de l’époque. D’ailleurs il faut que je me rase avant que les invités arrivent !

Toute cette soirée m’ennuie à l’avance. Je ne comprends pas. Je ne saisis pas le sens de tout ce cinéma. Mais c’est sûrement ainsi que ça fonctionne dans les hautes sphères ! Les petits fours sont prêts. La musique est en route. Les photographies sont bien en évidence. Je n’ai plus qu’à enfiler mon costume. Il m’attend sagement sur mon lit.
En caleçon, je fais d’abord un détour dans ma salle de bain. Je taille ma barbe. Une peau lisse et douce. Je vais sans doute devoir donner des bises à toutes les mères du quartier ! Elles vont me dire que j’ai grandi et une fois mon dos tourné elles critiqueront le fait que je sois parti. Je les vois déjà venir avec leurs grands airs. Je les entends raconter que je ne suis rentré que pour l’argent. C’est faux. Je m’en veux. Je m’en veux de ne pas avoir profité des derniers instants de ma mère. Je m’en veux d’être parti à l’autre bout du monde sans un seul mot. Je sais qu’elle comprenait. Tout s’est fait rapidement mais elle connaissait la raison.

Les premiers invitaient sonnent à la porte. On leur ouvre. J’entends les voix raisonner dans l’entrée. C’est le moment. Avant de sortir de ma chambre, j’observe une photo de nous deux. « Je t’aime maman…» Une longue inspiration puis… Je descends les marches quatre à quatre.

La soirée bat son plein. J’ai fait un discours. J’ai… On m’a souvent demandé : « Edward ! Qu’est-ce que tu as grandi ! Mais où étais-tu passé pendant tout ce temps ? » Australie, Mexique, Argentine, Portugal, France, Espagne, Angleterre, Allemagne, Russie, Japon… Ils veulent vraiment une réponse concrète ? Je ne restais pas plus de deux mois dans un même endroit donc… C’est difficile de donner un lieu précis. J’évite la question par une courbette. J’enchaine en laissant le sujet vague. Mais j’étouffe. L’air est irrespirable. Tant d’hypocrisie… Tant de souvenirs larmoyants… Je me sens agoniser. Il faut que je sorte ! Le plus vite possible !
J’attrape une coupe de champagne et sort du grand salon en jouant des coudes. Je me retrouve dehors. Avec le plus grand plaisir ! Je ferme les yeux un instant avant de m’assoir sur une des chaises longues placées face à la piscine. Mes coudes se posent sur mes jambes tandis que ma tête s’enfonce entre mes mains. «… Que des conneries ! »